Le voleur de brosses à dents - Eglantine Eméyé
- deslivresetmoi72
- 1 nov. 2021
- 10 min de lecture

Un livre témoignage bouleversant sur le polyhandicap et l’autisme d’un enfant qui montre le combat quotidien d’une mère pour garantir à son fils l’éducation à laquelle il a droit, pour obtenir une prise en charge adaptée. Eglantine Eméyé décrit très bien l’énergie qu’il faut déployer pour élever un enfant différent, tout en travaillant et en maintenant un semblant de vie sociale. Elle montre aussi les ravages causés sur l’entourage professionnel, amical et familial… et sans avoir connaissance des statistiques précises, je suis sûre que ce sont à plus de 90% les mères qui prennent en charge quasiment à 100% toutes les démarches et tous les aménagements du quotidien pour réussir cette mission qui s’apparente à un parcours du combattant, en France, au 21ème siècle ! Concernée, à un degré moindre et incomparable par l’autisme, j’ai été très touchée… et révoltée par les situations décrites… Et ayant vécu quelques situations similaires, je suis sûre que rien n’est exagéré…bien au contraire !
Il s’agit donc d’un petit garçon, Samy, qui ne se développe pas comme les autres, qui inquiète sa maman et son entourage proche dès les premiers mois de sa vie. Au fil des consultations spécialisées, ses parents découvrent que derrière les traits autistiques, se cache un AVC passé inaperçu et ayant laissé des séquelles irréversibles dans son cerveau : crises d’épilepsie, traits autistiques, difficultés motrices et mentales. Commence alors le parcours du combattant entre services médicaux, médecins qui se contredisent, techniques et protocoles de rééducations éprouvés ou expérimentaux, un quotidien fait de course contre la montre, de gestion des crises et des urgences, de nuits sans sommeil… mais aussi d’une belle solidarité entre parents concernés, d’amis extraordinaires qui aident sans juger… Dans son livre, Eglantine Eméyé dénonce ls manque de moyens attribués pour la prise en charge de ces enfants différents, le manque criant de structures adaptées, les retards de la France dans ce domaine, la manque de volonté politique pour faire vraiment bouger les choses. Pour y remédier, entouré de ses parents et d’autres familles, elle va créer une petite structure adaptée. Mais, là aussi, son ambition louable se heurtera aux lourdeurs administratives, aux normes établies qui ne correspondent pas aux enfants « hors-normes »….et le monde associatif n’est pas que solidarité et bienveillance, loin de là !
Extrait 1
Il semble donc plus facile pour les médecins de s'intéresser à moi qu'à mon fils. L'un d’eux ne me dira-t-il pas un jour : « Quand je suspecte un autisme, j'hésite à l'annoncer aux parents, parce que je n'ai rien à leur proposer derrière. »
Mais en cet instant où Francis Perrin prononce ce mot pour la première fois devant mon bébé de six mois, comment pourrais-je imaginer tout cela ?
Extrait n°2
Mais, dans toutes nos conversations, je ne me rappelle pas qu'elle ait une seule fois prononcé le mot « handicap ». Ni les médecins. Ni l'assistante sociale vers qui on m'avait envoyée pour monter le dossier de Samy.
Ce mot m'est encore parfaitement étranger.
Alors le voir, là, inscrit en gros sur une carte dédiée à Samy, me perturbe. Je refuse de comprendre. Il n'y a rien à comprendre, d'ailleurs, puisque personne ne m'en a parlé. Je n'ai qu'à la garder dans un coin, parmi tous les papiers que je trie, et on verra plus tard. En plus, elle n'est valable que trois ans. Si Samy n'est handicapé que trois ans, me dis-je, de toute la mauvaise foi dont je suis capable quand je refuse de comprendre, je pourrai le gérer, ce n'est pas si dramatique.
Quant à ces fameux 80 %, ils n'ont pas davantage de sens. Si quelqu'un est réellement handicapé à un taux aussi élevé, il a forcément droit à des aides pour vivre, des prises en charge, des financements, je ne sais quoi. Il n'a pas que cette carte, sans rien qui lui soit associé. Samy, lui, n'a rien. On ne veut même pas me rembourser la moindre de ses séances d'ABA. Alors ça ne doit pas le concerner. Point.
Je remets la carte dans l'enveloppe, la glisse dans mon sac et démarre enfin, bien décidée à l'oublier.
Extrait n°3
Je me sens seule. Je sens que ton père est plus sensible à ma peine qu'à tes douleurs. J'espère que tout ça, un jour, tu ne le verras plus. Mes pleurs, mes doutes, la distance qui s'installe entre ton papa et moi. J'espère que tu ne sauras jamais quels combats on a menés pour toi.
Extrait n°4
C'est tout elle, ça. Pendant une seconde, je ne sais pas si je dois me sentir blessée ou énervée.
Mes parents sont les personnes à la fois les plus insupportables et les plus épatantes qui soient. Comme tous les parents, je suppose. Insupportables, parce qu'ils peuvent être envahissants, parce que leurs réactions me heurtent parfois, comme celle-ci que je juge inappropriée, mais épatants parce que dans les pires moments de la vie, ils ne baissent jamais les bras, et se révèlent chaque fois forts, endurants, positivement fatalistes. OK, ce sont des choses qui arrivent, tant pis, on va faire avec, pourrait être leur devise.
Extrait n°5
Mais quand même, un AVC... c'est bizarre. Ce n'est pas censé être une bonne chose. Ou alors, ça leur permet de comprendre tout le reste, et ils vont me dire qu'ils savent comment rendre à Samy l'éclat de vie d'un enfant de son âge, les gestes, les rires, les capacités qu'il devrait avoir. Puisqu'ils ont découvert la cause de ses problèmes, il n'y a plus qu'à appliquer les remèdes correspondants. Après tout, il est très jeune.
Or c'est ce jeune âge, m'expliquera-t-on ensuite, qui a tout compliqué. Comment réapprendre des gestes que l'on n'a encore jamais appris ? Pas de rééducation possible dans ce cas. Tout ce qu'il faudra tenter d'apprendre à Samy lui sera désormais difficile à acquérir.
Pour l'heure, je ne comprends rien. Le médecin parle, parle, m’explique des choses que je ne saisis pas. Je ne l’écoute plus tout à fait. Je viens de me rendre compte que mes espoirs sont idiots. Absurdes.
Extrait n°6
Écoutez, madame, soyons réalistes, votre fils n'a pas sa place à l'école, il serait beaucoup mieux dans un établissement spécialisé. Je peux vous aider si vous voulez, je vous donnerai des adresses à contacter.
Pardon ? Mais pourquoi ? Je croyais que tous les enfants handicapés avaient le droit d'aller à l'école ? Je veux que Samy sorte de la maison, je veux qu'il côtoie des enfants de son âge, qu'à leur contact il s'éveille, que lui aussi profite des balades, sorties scolaires, à la piscine, au jardin, que sais-je encore. Je veux qu'il aille à la cantine aussi, j'en ai marre de lui préparer son déjeuner tous les matins avant d'aller travailler ! J'en suis là. C'est nul. Dans ma tête, je relie l'école à la cantine, et j'entrevois une diminution de ma charge quotidienne…
Extrait n°7
Et puis j’en ai marre de cette histoire de handicap ! Depuis qu’on lui a collé cette étiquette, tout ce qui a trait à Samy est devenu compliqué, difficile. Il est en retard, d’accord, il ne fera sans doute jamais Polytechnique, OK, mais il a quand même droit à sa chance, non ?
Il faut savoir ! Ou bien on me dit qu'on ne peut rien prédire quant à son avenir, qu'on ne sait jamais, que c'est l'enfant lui-même qui dira, ou bien on m'assène qu'il est handicapé et qu'il ne peut rien faire comme les autres. Et on s'étonne que les parents soient complètement perdus, et partent dans tous les sens !
J'insiste, mais je me heurte à un mur.
Je finis par demander fermement si, oui ou non, elle veut bien appuyer ma demande. Réponse nette et tout aussi ferme : « Non. » L’autre jeune femme n’aura pas pipé mot.
Extrait n°8
Je me retrouve alors debout, seule, au milieu du couloir, les larmes aux yeux. J'avais mis tellement d'espérance dans ce rendez-vous !
Que suis-je venue faire ici ? J'ai emmené mon fils, j'ai attendu dans des conditions pas faciles, et j'ai pris une claque. J'ai la gorge tellement nouée que j'en ai mal, je retiens mes larmes devant les autres patients de la salle d'attente, et je me sens humiliée. Un peu comme si j'avais été plaquée par un amoureux devant tout le monde.
Que tout cela est pathétique ! Il valait mieux ne rien me promettre. J'aurais préféré que ce fameux docteur ne dise rien. M'avoir fait croire qu'on allait enfin s'occuper dignement de nous est bien pire que n'avoir rien fait du tout. Il n'y a rien de plus douloureux qu’un espoir déçu.
Extrait n°9
Maman, tu sais, Samy, je ne l'aime pas vraiment en fait.
Marco a sept ans, et il vient de me faire un aveu courageux.
— Je comprends, mon amour. C'est ton petit frère, mais ce n'est pas évident de l'aimer.
— Et pourtant les autres, ils aiment bien leurs petits frères ou sœurs.
— Pas toujours, ce n'est pas obligatoire. Ce qui l'est en revanche, c'est que tu essaies de faire des choses avec lui. De temps en temps. Et que tu ne lui fasses jamais de mal. Mais je comprends que ne l'aimes pas. Il ne te regarde pas, ne joue pas avec toi, ne fait rien. Il n'y a aucune raison que tu l'aimes. Toutefois j'espère qu'un jour, tu y arriveras.
— D'accord maman.
Marco semble réfléchir encore un peu. Il vient se lover contre moi, sur mon lit, et me demande :
— Maman, quand même, tu me préfères à Samy, non ? Tu m'aimes plus que lui ?
— Non, mon amour. Je vous aime tous les deux. Passionnément.
— C'est pas possible, maman ! Avec moi tu peux parler, tu peux jouer, tu peux rigoler. Et puis je te pose plein de questions, je te fais rire aussi. Tu vois, c'est forcé, tu m'aimes plus que Samy.
Et Marco me serre fort. Il a besoin d'entendre que je l'aime plus que son frère, qui nous cause tant d'ennuis. Besoin d'être rassuré, de sentir que je l'aime lui.
— Tout ce que tu dis est vrai. C'est ce qui fait que je vous aime différemment. C'est vrai, c'est plus acile pour moi de m'occuper de toi. Je rigole beaucoup plus avec toi. Je fais vingt milliards de choses en plus avec toi. Tu me ravis. Tu me plais, tu m'amuses, j'adore répondre à toutes tes questions, même les plus folles. Pourtant je vous aime tous les deux autant. Différemment, mais autant, tu comprends ? Le cœur d'une maman, c'est élastique. Il y a de la place pour vous deux, largement. Et j'ai un très gros cœur, mon amour.
— Bon. Mais moi, je l'aime pas, Samy.
— J'ai entendu, Marco. Je t'ai dit que je comprenais. Mais comme j'aime aussi Samy, tu vois, en fait, ça me rend un peu triste quand tu me dis ça. Alors je préférerais que tu le dises à quelqu'un d'autre, d'accord ? Il y a des gens dont c'est le métier. Comme des docteurs des sentiments. Tu peux tout leur dire. Ça fait du bien. Et ils peuvent tout entendre.
— Non, j'ai pas envie.
Extrait n°10
Samy repart vers le bac à sable sous son regard bienveillant. Chaque fois qu'il se jette sur quelqu'un, adulte ou enfant, qui a en main quelque chose à manger, j'accours, je m'excuse, explique que mon fils est différent, handicapé, qu'il n'a pas fait exprès... Idem quand il tente de prendre possession d'une poussette qui n'est pas la sienne.
Quand l'heure de quitter le square arrive, Catherine nous raccompagne jusqu'à la maison.
— Tu sais, me dit-elle, tu n'as pas besoin de t'expliquer comme ça chaque fois. Ça se voit que Samy est différent. Tout le monde l'a bien compris.
— ...
Le choc.
Que dit-elle ? Ça se voit, que Samy est handicapé ? Mais enfin, il est si petit !
— Samy a presque cinq ans, me rappelle Catherine. Et il est très grand. C'est évident qu'il a des problèmes.
Je n'en reviens pas. Et je suis blessée. Jamais je n'aurais pensé que cela sautait aux yeux. Samy a grandi, avec son handicap, et moi, je n'ai pas suivi. Je n'ai pas « grandi » en même temps que lui. Je suis restée au stade du tout petit bébé qu'il me donne l'impression d'être à cause de ses comportements, de ses déficiences.
Cette réalité me fait mal. Moi qui ai encore un paquet d'espoirs en réserve, enfoui dans mon cœur, j'ai du mal à imaginer que le temps passe si vite que la différence de Samy est désormais évidente pour tous. Sauf pour moi.
Extrait n°11
Oui, nous ne parvenons pas à nous entendre. Alors j'ai demandé à l'AFG d'abord, puis à l'ARS, de nous rendre la gestion de notre école. De faire marche arrière. Je sais que je suis en terrain miné : je n'ambitionne que de redonner à notre petite école toute sa sérénité et son originalité, et j'ai face à moi des gens qui souhaitent avant tout s'agrandir. Gérer de plus en plus de structures pour autistes. Ce qui implique des frais. Or une association comme l'AFG prélève, à chaque partenariat, 5 % des financements obtenus au titre des frais de gestion. Il y a donc un enjeu financier de taille.
Tout cela engendre une sorte de compétition malsaine que je verrai plus d'une fois dans ce monde associatif. C'est à qui réussira à imposer son point de vue. Et, pour cela, il faut devenir le plus reconnu, le plus grand.
Extrait n°12
Un cri. Sourd, inaudible. Un cri du ventre, du cœur, le mien. Il n'est jamais sorti, il est là, en moi, prêt à surgir. Il m'étouffe parfois, s'assoupit de temps en temps
Extrait n°13
Tu es entré dans ma vie alors que je vivais une des pires périodes de celle-ci.
Tu es entré sur la pointe des pieds.
Quand tu as compris où ton cœur t'avait emmené, tu as pris peur, et tu as reculé.
Mais c'était trop tard. Si la mère de l'enfant handicapé te faisait fuir, tu n'as pas pu oublier la femme. Celle que je restais malgré tout.
Quelque temps plus tard, tu es revenu.
Vivre ensemble ? Impossible, nous disons-nous. Comment pourrait-il ne jamais dormir, comme moi ? Il m'aime, assure autant qu'il le peut, partage de plus en plus de week-ends avec moi, mais il a besoin de son temps à lui. J'ai Samy non stop, il en fait déjà beaucoup, et ce n'est pas son fils. Je n'en demande pas plus. Et nous sommes convenus qu'il est bon, pour lui, comme pour Marie, qu'elle ait un temps avec son père, à elle, sans nous.
Extrait n°14
Un psychiatre me propose un jour de me mettre sous antidépresseurs. Je ne veux pas, ne voyant pas le rapport. Je ne suis pas dépressive. Ce qu'il me confirme. Mais, ajoute-t-il, il est important de stabiliser vos émotions. Et que vous dormiez. Vous ne pouvez pas réfléchir dans cet état. Un antidépresseur, que je vous promets léger et sans effets de dépendance, va vous aider à dormir et on pourra parler sans que vous pleuriez sans cesse. J'accepte. Pour six mois, pas plus.
Dès le lendemain, je dors huit heures d'affilée ! Et, petit à petit, je peux réfléchir calmement. J'écoute plus sereinement les avis des uns et des autres. Et je parviens à admettre que si les besoins de Samy nécessitent de l'emmener loin de moi, je dois m'y résoudre. Il me faut aussi admettre que d’'autres personnes que moi peuvent lui apporter chaque jour les câlins, l'attention, la patience dont il a besoin. Que je ne suis pas indispensable. Pas si facile pour une mère. Mais je l'ai compris. J'ai surtout compris que l'éloignement de Samy était devenu vital, qu'il avait besoin d'une structure hospitalière compte tenu de ses nombreux problèmes de santé. Que j'allais l'envoyer loin de moi pour lui, et non pour moi. Que je ne prenais pas cette décision pour mon bien-être, mais pour le sien.
C'est ainsi que Samy s'est installé à Hyères, et que l'hôpital de San Salvadour est devenu sa maison...
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