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Les Bordes - Aurélie Jeannin

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 1 févr. 2021
  • 8 min de lecture

Merci à Babelio et aux éditions Harper Collins de m’avoir proposé cette lecture ! Une chose est sûre : ce roman ne peut laisser personne indifférent ! Qu’on l’aime ou qu’on le rejette, les avis seront forcément tranchés. L’auteure y aborde les relations familiales et plus particulièrement la maternité en cassant les codes et en osant livrer les contradictions face auxquelles se retrouvent certaines mères.

Au début du livre, j’ai été troublée, gênée même par Brune, cette mère qui se présente tour à tour comme hyper-protectrice et aimante, puis comme brusque et agacée par la présence de ses enfants. Je trouvais les deux postures très exagérées, je la gardais à distance. Mais ensuite, en découvrant mieux Brune, son métier, son parcours, j’ai pu commencer à comprendre ses réactions exacerbées et alors, le livre m’a happée jusqu’aux dernières pages qui m’ont sidérée.


Brune est la maman de deux jeunes enfants : Hilde, l’aînée a 8 ans et Garnier a 4 ans. Elle est mariée, aime son mari qui est son pilier, son ancrage dans la vie. Brune est dévorée par l’angoisse, partout, toujours, tout le temps : elle voit le danger partout, envisage le pire à chaque instant, redoute l’accident, l’imprévu, l’inévitable…car elle SAIT que la vie peut basculer : elle l’a déjà vécu, à titre personnel, et y est confronté chaque jour dans son bureau de juge.

Tout le récit se passe le temps d’un week-end : c’est LE week-end de l’année que Brune redoute : ils se retrouvent dans la maison de ses Beaux-parents, les Bordes, avec son beau-frère et sa belle-sœur et leurs jumeaux. Au programme, jeux en plein-air pour les enfants et traditionnel pique-nique le dimanche midi. Mais, chez Les Bordes, Brune n’est pas accueillie : dans le meilleur des cas, elle est ignorée, sinon elle est méprisée, on lui montre qu’elle n’est pas bienvenue, elle subit brimades et « piques » sur sa capacité à être une bonne mère. Elle, la juge, se retrouve jugée, critiquée et elle perd toute assurance face à ce clan ! On comprend pourquoi plus loin dans le roman. Là-bas, Brune a peur de tout pour ses enfants, encore plus que dans son quotidien habituel : peur de la blessure, de la maladie, de l’accident de la route, de l’enlèvement, de la chute…PEUR ! Elle est rongée par les angoisses et nous livre ses pensées, ses sentiments contradictoires : elle aime ses enfants, mais ils l’agacent ! Elle a envie de tout faire pour le mieux pour eux, mais ne trouve pas le temps ! Elle se rêve en mère bienveillante et douce mais se retrouve à crier et brusquer ses enfants quand ils s’opposent à elle ! Elle veut les protéger mais n’ose pas s’opposer aux décisions de ses beaux-parents qui prônent l’autonomie des enfants !

Aux Bordes, chez les Bordes, elle ne vit pas, elle survit en attendant le pire…


C’est un roman qui monte en puissance au fil des chapitres, où les rouages du dénouement s’installent peu à peu à l’insu du lecteur ! Aurélie Jeannin excelle dans la description de la confusion des sentiments, avec une écriture très précise et évocatrice. C’est une lecture marquante, dérangeante, percutante qui reste en mémoire ! Ce livre m’a donné envie de découvrir le précédent roman ( Préférer l’hiver ) de cette auteure que je ne connaissais pas.


Extrait P 11

Mais sinon, sinon que dire de l’après ? L’épouvante des chairs ouvertes ? Les cris, l’incompréhension, le monde qui court, la douleur ? Le silence dans la chambre blanche ? Après, les blessés doivent être soignés, les morts doivent être enterrés. La sidération, l’hébétement ne durent qu’un temps ; il faut vite des gestes que l’on n’a pas encore faits, car dans les drames tout est nouveau. Il faut réconforter les peinés, les convaincre que le temps apaise toutes les souffrances. Après, on commente l’avant. Après, on ne voit rien devant. Pas encore. L’après, ce sont d’autres peurs. C’est une autre histoire.

Brune était une enfant, une femme et une mère mêlées. Elle était lucide, prévoyante, consciencieuse. Mais elle était impuissante. Le temps confus cognant dans ses tempes, elle s’en voulait d’avoir oublié un instant que la vie ne donne jamais de garantie. Encore plus d’avoir pensé, plus d’une fois, au pire qui guettait, craignant de l’avoir ainsi provoqué et peut-être même, invité chez elle.


Extrait P 20

Elle a exagéré, elle a été injustement définitive. Elle l’a jugée. Elle lui a dit qu’elle n’était pas gentille. Qu’elle était jalouse. Elle l’a condamnée. Ses mots s’accumulaient, et elle était incapable d’être moins dure. Elle ne parlait pas à sa fille, elle parlait seule. Elle se laissait aller. Elle disait tout. Ce n’était pas la première fois. Lorsqu’elle se sentait dépassée, elle perdait son sang froid. Elle disait des choses qu’elle ne voulait pas dire. Qu’elle ne pensait pas. Elle voulait être douce, parler gentiment. Elle voulait être une mère qui explique le Bien et le Mal. Mais les yeux de ses enfants qui l’ignoraient finissaient par briser sa retenue. Et elle leur disait tout. Qu’elle en avait marre. Qu’ils lui gâchaient la vie. Qu’ils étaient bien des Bordes, tiens, des personnes méchantes tout au fond. Elle parlait vite, pour que personne ne l’interrompe.


Extrait P25

Elle a coupé le moteur. Le temps qu’il s’arrête, quelques secondes, il y a eu un calme parfait dans l’habitacle. Le silence du passage, lorsque quelque chose se termine et que rien n’a encore commencé. Elle espérait que cela durerait comme ça. Elle voulait du calme, juste du calme. Du calme dans la voiture, du calme entre eux. Du calme pour se parler, pour vivre ensemble. Du calme pour se coucher le soir, s’habiller le matin, aller à l’école. Elle pensait à cela. A ce calme qui lui manquait. Elle en rêvait, la main pendante sous le volant, tenant la clé qu’elle ne parvenait pas à extraire du démarreur. Comme si elle risquait de rompre le fragile équilibre.


Extrait P 32

Elle s’était sentie plus seule que jamais, reliée à cette enfant qui pompait son sein. Tout bonnement comme un vampire. Une sangsue. Elle ne la reconnaissait pas encore tout à fait, malgré le temps passé en tête à tête avec elle. Cette fille qui était la sienne. Elle s’était inquiétée. Peut-être qu’elle ne serait jamais une mère. Au mieux parviendrait-elle à être une gardienne, une éducatrice. Mais une mère ? Elle s’était sentie accablée par le poids du devoir et de la responsabilité. Etre mère lui incombait, et elle n’était pas du genre à fuir ses obligations. C’était venu avec le temps. Pas avec les sourires, pas avec les moments de complicité. Avec le temps. Elle s’était glissée dans son rôle, ou son rôle l’avait envahie, impossible à dire. Elle était devenue cette fonction que l’on n’apprend pas. Par la force des choses.


Extrait P 82

Elle savait que l’on peut juger, bien juger, sans voir vraiment. Sans voir, mais pas aveuglément. Sa maladie avait développé chez elle une acuité puissante. Elle décelait les signes, entendait les mots les plus forts. Débarrassée de cette connexion qui associe un faciès à un nom, un état, un chef d’accusation, un statut, une origine, elle avait accès à des visages qui racontaient autre chose. Elle en était devenue meilleure, payant cette singularité d’une fatigue supérieure, et quasi permanente.


Extrait P 97

Elle pouvait concevoir la peine de l’Autre, la ressentir même, mais toujours dans une certaine mesure. Avec une juste distance, qui lui permettait de ne pas verser dans la pitié, qui lui permettait de ne pas verser dans la pitié, qui lui permettait de ne pas verser dans la pitié, qui lui permettait aussi de bien faire son travail. Comprendre, prendre avec. Mais ne pas se laisser envahir. Laisser les informations atteindre son cerveau, y trouver un espace de compréhension et d’humanité, mais les laisser à distance de son ventre. Et bien entendu, de son cœur. Il lui semblait qu’elle parvenait à visualiser, selon les situations, ce carré qui dimensionnait et bornait son empathie. Il y avait certains cas. Des personnes assises face à elle dans son bureau, dont l’histoire était comme un jet de pierres tranchantes qui ricochaient sur les parois de ce petit espace bien défini, l’entaillaient, cherchaient à le faire éclater. Elle sentait alors, sous ce meuble qui les séparait, ses cuisses se serrer. Elle tentait de crisper ses émotions, d’endiguer un flux qui pouvait tout emporter sur son passage. Dont son professionnalisme, son objectivité, sa neutralité, son discernement, sa lucidité. Elle posait les mains à plat sur son set en cuir. Ses deux majeurs collés à sa règle en bois qui ne servait qu’à ça depuis des années. Former avec son corps un carré qui lui permettait de visualiser le périmètre à maintenir. Même sans quitter des yeux ses interlocuteurs, elle le voyait. Sous elle, encombré des feuilles qui composaient le délicat dossier. Toujours des délicats dossiers. Des cas impossibles. Parce que vraiment, elle se le disait souvent, la vie n’était pas possible. Elle ne voulait pas la juger. Son métier était de juger les faits. Mais pour certaines personnes, elle ne pouvait que constater : la vie n’était que de la merde qui se répète, s’agglutine en un tas fumant.


Extrait P 106

Elle voulait tout leur apprendre. Le désir de vivre, la joie de découvrir. Le sens du travail, l’autonomie. La curiosité, l’écriture, al lecture, le goût de l’effort. L’application. La passion. L’envie des autres, l’empathie, la confiance, la gentillesse, la solidarité. Elle voulait qu’ils sachent ce qu’il faut faire, qu’ils ne redoutent pas ce qu’ils ignorent. Elle voulait leur apprendre à être imaginatifs, confiants, volontaires. Elle voulait leur transmettre de quoi se débrouiller. Les tutorer sans craindre de les lâcher. Elle voulait être une mère formidable, présente et fantomatique. Là quand il faut. Elle pouvait. Peut-être qu’elle pouvait. C’était sa mission après tout. Un grande, très grande responsabilité. Elle sentait sa capacité. Elle la sentait couler dans ses veines. C’était bon. Ce soir, demain, tout le temps désormais, elle serait bonne pour eux. La meilleure. Légère, patiente, pédagogue.

Mais elle n’était pas cette mère. Pas toujours. Pas aujourd’hui. Pas aux Bordes. Pas le soir tard. Pas la nuit. Pas le matin tôt. Quand alors ? Quand ?


Extrait P 109

Elle leur parlait à l’impératif. C’était sa façon de s’adresser à ses enfants. L’impératif pressé. L’impératif impatient. L’impératif exigeant. L’impératif puant. Elle paniquait. Littéralement. Pourquoi avait-elle enfanté ? Mais pourquoi ? Comment allait-elle pouvoir tenir ce rôle si longtemps ? Sans mourir elle-même de tant redouter le pire.


Extrait P 156

Le second frère de Thelma était d’un autre genre. Le genre du milieu. Le banc plié, à équidistance de son grand frère et de sa petite sœur. Celui qui n’avait ni le rôle d’ouvrir ni celui de fermer. Celui qui tournait la tête à droite et à gauche. Toujours trop grand pour et trop petit pour. Il n’était pas tiède pour autant. Sa mesure, sa méthode et sa persévérance l’avaient aidé à obtenir une place de choix aux Bordes. Juste, on ne s’inquiétait pas plus que ça de savoir s’il allait bien ou pas, si ce qui se passait lui convenait. Il avait vite vu que, pour ne jamais avoir à choisir un camp, il n’y avait que deux options possibles : ‘aimer personne ou aimer tout le monde. Parce que son frère avait déjà trop de colère à dépenser, il avait choisi d’aimer. […] Il avait appris d’elle à monter au créneau lorsque ça lui semblait nécessaire mais sans grimper sur la table pour regarder les autres de haut.


Extrait P 165

Ainsi s’est inscrite en Brune, engrammée au plus profond de son être, une trace mémorielle si finement tissée qu’elle lui semblait maillée à ses tendons, à sa chair : les drames peuvent survenir à tout moment. Nul n’est à l’abri, jamais. Nul ne peut compter sur le fait que les tragédies se construisent tranquillement, ont des fondements qui les nourrissent jusqu’à leur éclosion. Il est impossible de se préparer. Le pire n’a besoin de rien d’autre que d’advenir. Dès lors, Brune a commencé à douter. Tout le temps, pour tout, à regarder le ciel en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir lui cracher au visage, même sous ses airs bleus des beaux jours.

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