Les enfants sont rois - Delphine de Vigan
- deslivresetmoi72
- 29 mai 2022
- 9 min de lecture

Dans ce roman Delphine de Vigan décortique l’impact des réseaux sociaux sur nos vies et leur possible toxicité pour les relations sociales et familiales. J’ai trouvé son regard très juste sur ces sujets ! On pourrait presque la qualifier de lanceuse d’alerte !
Kimmy et Sammy sont les enfants de Mélanie Claux. Mélanie, jeune fille, a grandi avec la télé et les stars de la téléréalité : elle rêvait de devenir une de ces célébrités fabriquées par les émissions de télé comme Loanna dans le Loft en 2001. Devenue maman, elle trouve refuge sur les réseaux sociaux et découvre les premiers youtubeurs. Elle se prend au jeu et se met à publier quelques vidéos de ses enfants…Peu à peu, elle est prise dans la spirale des « like », des commentaires et des « vues » et tout le quotidien fait l’objet de vidéos publiées sur la chaîne familiale. Les enfants sont connus et reconnus partout où ils vont et toutes leurs activités sont dictées par les souhaits des membres de leur « communauté ». Tout dérape lorsque Kimmy disparaît au cours d’une partie de cache-cache, enlevée… Clara, la procédurière en charge de l’enquête, découvre l’univers factice dans lequel vivent Kimmy et Sammy, les revenus générés par ces vidéos. Clara et Mélanie, femmes de la même génération, ont des modes de vie aux antipodes l’un de l’autre ! Clara, fille de profs de gauche engagés qui l’ont emmenée dans toutes les manifestations contre la mondialisation, n’avait pas la télé. A travers Clara, Delphine de Vigan analyse les répercussions de cette surexposition des enfants, les grands bouleversements apportés par les réseaux sociaux sur les relations amicales et familiales, en se penchant autant sur ceux qui vivent de cette exposition médiatique permanente et monnayant leur image (et surtout celle de leurs enfants !) que sur ceux qui regardent ces images et vivent en quelque sorte par procuration. Elle anticipe un peu sur les possibles et probables séquelles psychologiques de ce mode de vie sur les enfants devenus adolescents ou jeunes adultes, les difficultés à se construire en ayant été « biberonnés » aux relations virtuelles par écran interposé, en ayant grandi dans un univers régi par les souhaits et choix des abonnés….sans aucune intimité, tout activité ou événement étant mis en scène et scénarisé.
J’ai trouvé ce livre très intéressant, clairvoyant, intelligent et percutant.
Extrait n° 1
Ils voulaient passer à la télévision pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision. À jamais, ils resteraient les premiers. Les pionniers. Vingt ans plus tard, les moments cultes de la première saison – la fameuse scène dite « de la piscine » entre Loana et Jean-Édouard, l’entrée des candidats dans la villa et la finale dans son intégralité – seraient disponibles sur YouTube. Sous l’une de ces vidéos, le tout premier commentaire rédigé par un internaute résonnait comme un oracle : « L’époque où on a ouvert les portes de l’enfer. » Peut-être, en effet, était-ce au cours de ces quelques semaines que tout avait commencé. Cette perméabilité de l’écran. Ce passage rendu possible de la position de celui qui regarde à celui qui est regardé. Cette volonté d’être vu, reconnu, admiré. Cette idée que c’était à la portée de tous, de chacun. Nul besoin de fabriquer, de créer, d’inventer pour avoir droit à son « quart d’heure de célébrité ». Il suffisait de se montrer et de rester dans le cadre ou face à l’objectif. L’arrivée de nouveaux supports accessibles à tous, Internet et les réseaux sociaux prendraient bientôt le relais de la télévision et décupleraient le champ des possibles. Se montrer dehors, dedans, sous toutes les coutures. Vivre pour être vu, ou vivre par procuration. La téléréalité et ses déclinaisons testimoniales s’étendraient peu à peu à de nombreux domaines, et dicteraient pour longtemps leurs codes, leur vocabulaire et leurs modes narratives. Oui, c’est là que tout avait commencé.
Extrait n°2
Elle avait la sensation qu’une mutation silencieuse, profonde, sournoise, d’une violence sans précédent, était en train de se produire – une étape de trop, un seuil funeste franchi dans la grande marche du temps –, sans que personne ne puisse l’arrêter. Et au milieu de cette gigantesque toile, privée de rêves et d’utopies, il lui aurait paru fou de propulser un enfant.
Extrait n°3
Depuis la mort de ses parents, Clara Roussel avait une conscience aiguë de la fragilité humaine. À l’âge de vingt-cinq ans, et pour le reste de son existence, elle avait compris qu’on pouvait sortir un matin, serein et confiant, et ne jamais rentrer chez soi. C’est ce qui était arrivé à son père, renversé par une camionnette un samedi à huit heures trente, alors qu’il descendait acheter des croissants. Plus exactement, le véhicule l’avait frôlé mais le rétroviseur avait heurté sa tête avec une telle violence qu’elle avait été en partie arrachée.
Quelques mois plus tard, a mère était morte d’une rupture d’anévrisme en pleine rue. Depuis ce jour, chaque fois qu’elle était appelée sur une scène de crime, chaque fois qu’elle passait par hasard à côté de l’un de ces attroupements qui se constituent en quelques secondes autour d’un malaise ou d’un accident, chaque fois qu’elle voyait une ambulance ou un camion de pompiers arrêtés sur la voie publique, se réveillait en elle la certitude que toute journée, toute minute, toute seconde pouvait voir basculer une vie. Ce n’était pas une donnée, un fait, qu’elle se contentait de savoir intellectuellement, comme la plupart des gens. C’était une sensation physique, de terreur, qui l’oppressait des heures. Parfois plus longtemps.
Extrait n°4
Cette petite fille de six ans avait disparu dans le monde, le vrai monde, dont Clara cernait globalement les dangers. Mais Kimmy Diore avait grandi dans un monde parallèle, un monde construit de toutes pièces, virtuel, qu’elle ne connaissait pas. Un monde qui obéissait à des règles dont elle ignorait tout.
Extrait n°5
Nul doute que les époux Diore avaient l’air de parents rongés par l’angoisse. « Certaines souffrances ne peuvent être contrefaites », songea Clara, mais dans l’instant qui suivit, une pensée dissonante l’oppressa : n’importe quel flic de police judiciaire savait combien les apparences étaient trompeuses.
Extrait n° 6
Il avait fallu regarder Mélanie Claux dans les yeux et répondre à sa question. Clara avait dit : « Nous avons mis tous les moyens en œuvre pour retrouver votre enfant. » Elle avait dit : « Croyez bien que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour la retrouver. » Mais elle n’avait pas pu répondre : « Oui, madame, nous allons retrouver votre petite fille », comme d’autres de ses collègues l’auraient fait. Elle n’avait pas su apaiser cette femme. « Il est des désastres contre lesquels on ne peut rien. » disait Cédric Berger, parmi ces phrases venues de nulle part qu’il répétait sans doute pour se rassurer. Clara sortit de la résidence. Une chose était sûre. Tant que l’enquête ne serait pas terminée, la totalité de son espace mental resterait occupée par une petite fille de six ans, qui avait choisi doudou-sale parmi une multitudes de jouets flambant neufs.
Extrait n° 7
L’intimité est un mot que ces gens ne connaissent pas. Regardez comme ils filment leurs gamins, à peine réveillés, devant leur bol de petit-déjeuner, quand ce n’est pas dans le bain, je n’invente rien. Il suffit de regarder ces images pour comprendre qu’il s’agit d’un abus. Oui, un abus d’autorité. De pouvoir. Les bons petits soldats répètent les mêmes phrases apprises par cœur, hello les Minibus friends, coucou les happy fans, salut les doudou’s adorés, ils font des poutous-bisous, ou des bisous d’étoiles, et surtout, n’oubliez pas de vous abonner, et le petit pouce vers le haut pour nous liker. Ils ont appris à sourire comme les singes savants apprennent leur numéro. Vous croyez qu’ils peuvent dire « non, je n’en peux plus, j’arrête », quand la famille entière vit des revenus de ces vidéos ? (…) Moi je ne crois pas qu’un enfant de trois ans rêve d’être une star de YouTube… Ils sont embrigadés dès le plus jeune âge comme ils le seraient dans une secte. Les fondamentaux ont été adoptés une bonne fois pour toutes : je suis youtubeur donc je suis heureux. Moi j’appelle ça un régime totalitaire.
Extrait n° 8
Un jour, il faudra aussi parler des enfants qui regardent ça tous les jours. De la pub qu’ils avalent par kilotonnes à l’insu de tous. Ils ne sont pas quelques dizaines, ils sont des centaines de milliers. Manger du McDo, engloutir des bonbons Haribo, boire du Coca et du Fanta… Voilà l’idéal qu’on leur décrit. Un idéal de vie, n’est-ce pas ? Prenez deux heures de votre temps pour regarder, vous comprendrez de quoi je parle.
Extrait n° 9
Mélanie avait publié cette vidéo et, dans la seconde qui avait suivi, le compteur des vues s’était mis en marche. Avant de se coucher, elle tourna en rond pendant quelques minutes, hésita, puis ne put s’empêcher de regarder le tableau de bord de sa chaîne. Les statistiques étaient automatiquement produites par YouTube. Mise à l’honneur, sa nouvelle vidéo apparaissait sur la première page, accompagnée du commentaire suivant : « Votre dernière vidéo enregistre des performances exceptionnelles ! «
En pareille circonstance, Mélanie percevait l’absurdité et la violence de ce commentaire généré par une machine, mais elle ne pouvait en détacher son regard. Indéniablement, les autres vidéos de Happy Récré avaient profité de ce coup de projecteur. Toutes les données étaient au vert : sur les vingt-quatre dernières heures, l’audience avait progressé de 24 %, la durée de visionnage de 23 % et les revenus de 30 %. En caractère gras et en majuscules, la plateforme la complimentait : « EXCELLENT ! Votre chaîne a enregistré 32 millions de vues au cours des 28 derniers jours. FÉLICITATIONS ! » Mélanie relut les commentaires plusieurs fois. Elle se sentait flattée. Récompensée. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle fut envahie par un sentiment de dégoût. Oui, elle se dégoûtait.
Extrait n°10
Mais Mélanie Dream restait, avant tout, la mère de Kim et Sam. Une maman fée qui orchestrait leur bonheur. Du matin au soir, dans un va-et-vient permanent entre elle et ses enfants – les rendant ainsi indissociables d’elle-même, et réciproquement –, elle racontait leur journée et produisait ainsi une sorte de téléréalité familiale autogérée, aux sponsors plus ou moins bien dissimulés. Il s’agissait avant tout de donner à chaque abonné le sentiment d’appartenir au clan.
Extrait n° 11
Elle aurait voulu être capable de vivre au moins une grande histoire d’amour – elle aime cette expression, aussi galvaudée soit-elle, quand elle l’entend prononcée par ses jeunes collègues –, mais cela aurait exigé une forme d’abandon dont elle n’a jamais été capable. Elle aurait peut-être dû s’allonger sur un divan pour en comprendre les raisons mais elle a choisi de se tenir debout, quoi qu’il arrive.
Extrait n° 12
Depuis quelque temps, Kim et Sam ne lui donnent plus beaucoup de nouvelles. Ils n’ont pas coupé les ponts, bien sûr que non, cependant, elle a souvent du mal à les joindre. Elle ne peut pas partager cela avec ses abonnés. D’abord parce qu’elle craint les médisances, ensuite parce qu’ils seraient sans doute déçus d’apprendre qu’après tout ce qu’elle a fait pour eux ses enfants se sont éloignés. Elle a été une mère si dévouée, si présente.
Extrait n° 13
Grâce à Happy Récré, cet empire qu’elle a créé de toutes pièces, non seulement Kim et Sam sont de véritables stars, mais aujourd’hui chacun d’eux possède un appartement à Paris. Et tous les deux vivent sur l’argent du compte qu’elle avait ouvert à la Caisse des dépôts et consignations et auquel, comme la loi le prévoyait, ils ont eu accès à leur majorité. Malheureusement, comme si cet argent leur brûlait les mains et qu’ils s’étaient entendus pour le dilapider, ni l’un ni l’autre ne suit les conseils qu’elle leur a donnés. Ils sont partis. C’est dans l’ordre des choses. « Toutes les mamans poules du monde doivent se préparer à voir leurs enfants partir. » Oui, ainsi va la vie.
Extrait n° 14
Kimmy reprend à peine son souffle. — Comment se faire des amis quand on ne partage rien de leur vie et qu’ils regardent la nôtre à travers un écran ? On était seuls. On était à part. Admirés ou détestés, adulés ou insultés. « La rançon de la gloire », disait-elle… Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est que nulle part on n’était à l’abri. Nulle part hors de sa portée. Cette fois la jeune femme s’arrête. À ses tempes palpite une fine veine bleue, où gronde sa colère.
Extrait n° 15
Elle est cette femme à la traîne d’une ville qu’elle n’aime plus, où chacun se presse de rentrer chez soi pour commander et consommer en ligne, ou obéir à l’impérieux parcours des algorithmes. Elle est cette femme fébrile, dont la vigilance excessive interdit le sommeil, cette femme à la mélancolie inavouée qui ne parvient plus à suivre le mouvement général.
Extrait n° 16
Alors qu’elle ouvre son réfrigérateur pour voir ce qu’elle pourrait manger, le nom de Kimmy Diore attire son attention. Elle s’approche des haut-parleurs pour écouter. Une voix de femme, assurée, experte, apporte semble-t-il quelques précisions. « Les procès intentés aux parents ne concernent pas seulement les ex-enfants stars. Le mouvement de déconnexion et de réduction des traces ne cesse de progresser parmi les jeunes. En entrant dans l’âge adulte, un certain nombre d’entre eux prennent conscience qu’ils sont déjà lestés d’un lourd passif numérique, les privant de tout espoir d’anonymat. Au nom du droit à l’image et de la virginité numérique, ils ont alors recours à la justice pour exiger de leurs parents le retrait des photos ou vidéos d’eux, publiées et taguées toute leur enfance sur les réseaux sociaux. Certains vont même jusqu’à réclamer des dommages.
Extrait n° 17
Elle a besoin de ce silence. De quoi peut-il être fait, elle l’ignore, il y a si longtemps qu’elle vit dans le bruit qu’elle doit produire elle-même pour satisfaire ceux qui l’aiment.
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