Les petits de Décembre - Kaouther Adimi
- deslivresetmoi72
- 22 janv. 2020
- 4 min de lecture

C’est un livre que j’avais repéré dans les critiques parues lors de la rentrée littéraire. J’ai donc été ravie de pouvoir le lire dans le cadre du jury de lecteurs de ma librairie préférée au Havre, La Galerne.
A côté d’Alger, en 2016, dans une cité, des enfants jouent au foot sur un terrain vague. Parmi eux se trouvent Inès, Jamyl et Mahdi, trois amis d’une dizaine d’années. Chacun d’eux a une histoire familiale marquée par les épreuves et ils ont grandi dans cette cité qui compose tout leur univers.
Quand deux généraux arrivent en terrain conquis sur « leur » terrain de jeux, annonçant qu’ils en sont désormais les propriétaires et qu’ils vont y faire construire des villas, les jeunes de la cité s’y opposent spontanément, naturellement. Pour eux, ce n’est pas un acte politique, mais un réflexe pour sauvegarder leur seul espace de liberté et de jeu. Leur révolte offense les deux généraux et des enjeux politiques s’y greffent et entraînent abus de pouvoir, corruption de militaires, jeu d’alliances entre puissants et de passe-droits. L’auteure décrit sans complaisance les travers de la société algérienne.
Mais Inès, Jamyl et Mahdi sont loin de toutes ces considérations. Avec la fougue, l’enthousiasme et les utopies de leur jeunesse, ils vont organiser une résistance pour empêcher les généraux de s’installer sur leur terrain. Ils mobilisent d’autres enfants et occupent les lieux. Les généraux, face à des adultes opposants sauraient quoi faire, mais comment faire entendre raison à une nuée d’enfants uniquement motivés par leur conviction qu’ils ont droit à ce terrain. Les parents sont désarçonnés par l’ampleur du mouvement et l’engagement de leurs enfants… on les sent aussi un peu admiratifs devant ces gamins qui osent affronter les généraux.
J’ai beaucoup aimé ce roman, l’originalité de son thème, le ton qui reste léger tout en évoquant des sujets graves et compliqués. C’est un livre plein de sensibilité et d’espoir, qui montre les changements successifs de la société algérienne en pleine (r)évolution depuis une trentaine d’années. L’auteure, en se plaçant du point de vue des enfants, donne beaucoup de fraîcheur à son récit sans en ôter la profondeur ou tomber dans la mièvrerie.
Extrait P 26
Il n’eut qu’à passer un coup de fil et le système tout entier, composé de juges, de politiques, de militaires, d’hommes d’affaires, cette étrange machine qui regroupe des milliers d’hommes à tous les niveaux de responsabilité du pays se mit en marche pour protéger les intérêts du général.
Extrait P 58
Aucun journaliste ne mentionnera les trois enfants qui les jours de pluie jouent sur le terrain de foot. Personne ne dira que des colonels à la retraite ont ri sous cape de voir des généraux se prendre une raclée par des jeunes mais que ces mêmes colonels ne se sont pas risqués à se battre pour le terrain de leurs enfants. Personne non plus ne mentionnera le fait que les généraux préparent déjà leur contre-offensive et que Mohammed, même s’il fait bonne figure, a très peur pour son fils Youcef, considéré comme le meneur de cette fronde.
De leur côté, Inès, Jamyl et Mahdi attendent et observent, inquiets.
Extrait P 63
Le gendarme en avait des sueurs froides rien qu’en imaginant la scène. Quelle drôle d’époque on vivait, se disait-il. Un fils de colonel à la retraite qui s’en prend à un général pour un terrain vague où les chiens errants doivent déféquer à longueur de journée.
Extrait P 79
Youcef est revenu chez lui. Il attend que la justice se mette en branle. Il sait qu’elle peut être très longue comme très rapide et que tout dépendra des relations qu’ont les généraux d’un côté et de celles de ses parents de l’autre. Chacun s’active. C’est comme un jeu de cartes, une bataille, gagnera celui qui aura la carte la plus élevée, un ministre, un juge à la cour mais aussi parfois des hommes de l’ombre qui n’apparaissent sur aucun organigramme officiel, qui n’ont aucune fonction publique, que l’on peut apercevoir parfois dans le coin d’une photo ou d’une vidéo officielle. Eux possèdent souvent plus de pouvoir que des généraux et des ministres. Ce sont des hommes d’affaires, des proches du président, des faiseurs de rois ou de fous.
Chacun prend son téléphone et passe des dizaines de coups de fil. Les tractations commencent.
Extrait P 86
Mohamed est issu d’une famille très pauvre et depuis son adolescence, il travaille dur, avec l’ambition de devenir quelqu’un qui compte en Algérie. Au fond, ce qu’avait fait son fils le terrorisait. Il voulait que ses enfants terminent leurs études à l’étranger, loin, très loin du pays, qu’ils débarrassent la plancher pour lui laisser la voie libre. Alors, enfin, il pourrait se sentir vraiment libre de dire tout haut ce qu’il voulait sans avoir peur pour eux. Il pourrait mener une révolte avec ceux de sa génération qui n’attendaient que ça.
Extrait P 109
Plus que raconter simplement une époque, Adila voudrait dire que ce que sont devenues ces femmes qui ont milité pendant la guerre avant de voir leurs droits sans cesse grignotés par les hommes mais aussi par des femmes. Elle aimerait parler de son sentiment d’humiliation lorsque les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de lui expliquer qu’au fond, elle était un peu une éternelle mineure. Elle voudrait être capable de trouver les mots pour décrire sa rage d’être ainsi rabaissée continuellement, parfois par des hommes qui étaient cachés, terrés chez eux pendant la guerre.
Extrait P 118
Être journaliste en Algérie dans les années quatre-vingt-dix, c’est comme être résistant pendant la guerre. C’est exactement la même chose. On ne les a pas assez remerciés. Certains ont fui à l’étranger, beaucoup sont morts, beaucoup restent et tentent de lutter comme ils peuvent, n’oubliant pas la promesse qui leur a été faite : « Ceux qui combattent l’islam par la plume, périront par la lame. » Ils sont d’ailleurs des dizaines à être assassinés comme Tahar Djaout tué par deux balles dans la tête dès 1993 ou Saïd Mekbel abattu e 1994 dans un restaurant à côté de son journal.
Extrait P 155
Les années de plomb, ce sont les départs dans les maquis après le couvre-feu. Ce sot des cadavres de ces hommes habillés en Afghans, à longue barbe, aux yeux cernés de khôl. Ce sont les grenades trouvées sur place, les corans à la couverture bleue. Ce sont les photos qu’il faut prendre pour documenter, archiver, ne jamais oublier alors qu’on ne rêve que de ça, oublier. Ce sont des affiches placardées dans tout le pays avec des photos en miniature de tous ceux recherchés par l’armée, la police, la gendarmerie.
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