Les rêveurs - Isabelle Carré
- deslivresetmoi72
- 26 août 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 janv. 2020

Ce récit est à la fois le témoignage d’une enfance dans les années 70-80, une quasi autobiographie et un roman puisque l’auteure elle-même confie être partie de son enfance et l’avoir romancée en inventant ce qu’elle ignorait. Cette lecture me laisse quelque peu partagée : j’ai vraiment préféré le début du livre que j’ai trouvé intéressant, sincère, sensible et percutant à la fois sur le thème de la jeune fille enceinte rejetée par sa famille bourgeoise pour qui être fille-mère est inconcevable et qui préfère renier sa fille plutôt que d’affronter le « qu’en dira-t-on ? ». Ensuite, j’ai trouvé le reste un peu trop décousu, même si c’est une volonté de l’auteure pour nous emmener dans ses rêveries au fil de ses souvenirs. J’ai eu l’impression que c’était moins abouti, plus superficiel, très inégal, comme si elle hésitait toujours entre pudeur et confidences intimes. Certains passages m’ont vraiment touchée. Ce qui ressort principalement, c’est la sensibilité extrême de l’auteure, qu’elle parvient parfois à exprimer de façon très juste, poétique et touchante mais qui d’autres fois alourdit ou « embrouille » le propos.
Sur le fond du roman lui-même, elle aborde avec une grande justesse beaucoup de thèmes qui ont marqué cette époque : le mariage et l’amour, le milieu bourgeois et celui des artistes, la dépression, le divorce des parents, l’homosexualité, la complexité des relations familiales.
En résumé, une lecture intéressante si on veut mieux connaître la comédienne, et sinon, un témoignage sensible d’une époque à travers les yeux d’une petite fille puis d’une ado, assez bousculées par une vie tout sauf conventionnelle.
Extraits
Quoi qu’elle fasse, elle ressemblait toujours au lapin d’Alice au pays des merveilles, répétant comme lui qu’elle n’avait pas le temps, qu’elle était en retard. C’était une lutte quotidienne perdue d’avance entre elle et le temps, découpé, saucissonné en heures et en minutes pour rien, juste pour lui rendre la vie plus dure encore. Sous cette pression continuelle, ses nerfs réclamaient d’urgence d’être soignés, mais cela aurait signifié reconnaître sa fragilité mentale, et cette tâche aurait rejailli sur lui, son mari. Il ne voulait pas prendre le risque de voir cette tâche s’agrandir comme de l’encre sur du papier buvard.
Je suis troublée d’imaginer cette première rencontre entre mon père et ma mère. Je sais qu’ils se sont vus chez Anne. Je sais qu’elle était perdue, complètement seule, et qu’il a sans doute fait le premier pas. Tout l’effrayait, elle ne pouvait prendre aucune initiative. Il l’a prise en main, les a portés, elle et son enfant. Je sais combien cet homme a changé le cours des choses, a transformé sa vie, ses connaissances, puis modifié ses désirs et ses habitudes, de quelle façon il a bouleversé son regard sur le monde, sa façon d’être au monde.
Aller leur parler, leur montrer son ventre rond, plein de lui, leur rendre la violence du choc qu’elle est en train de subir, seule. Mais elle s’éloigne, ses jambes la portent, mécaniques, même dans sa colère et sa haine, elle garde ses vieux réflexes d’enfance, sa discrétion, sa politesse, toute sa bonne éducation.
Loin d’eux, nous vivions autrement. Je n’ai jamais trouvé d’autre lieu qui ressemblait à l’endroit où nous habitions. En allant chez mes copines de classe, j’ai compris très vite combien notre univers était différent, et pour mes amis, franchement déroutant, une espèce de quatrième dimension sans référence d’aucune sorte, ni culturelle ni sociale. Aujourd’hui encore, j’éprouve une grande difficulté à décrire l’atmosphère, nommer un milieu, parler d’une éducation, définir les règles et le cadre de vie qui étaient les nôtres. Ni aristocrates, ni prolétaires, ni bourgeois, on aurait pu appeler ça un environnement pop-post-soixante-huitard-zen, cette tendance japonisante finissant d’ailleurs, au fil des années, par s’emparer de tout l’appartement.
Notre vie ressemblait à un rêve étrange et flou, parfois joyeux, ludique, toujours bordélique, qui ne tarderait pas à s’assombrir, mais bien un rêve, tant la vérité et la réalité en étaient absentes. Là encore, et malgré la sensation apparente de liberté, il fallait jouer au mieux l’histoire, accepter les rôles qu’on nous attribuait, fermer les yeux et croire aux contes.
Notre univers avait la texture d’un rêve, oui, une enfance rêvée, plutôt qu’une enfance de rêve.
Imperceptiblement, ma mère quitte la partie, elle s’absente. Ses yeux se perdent dans le vague, elle se fatigue vite. Ses enfants l’appellent, cherchent à capter son attention. Elle ne répond pas. Elle a l’air flou de quelqu’un qui se réveille au sortir d’un cauchemar et cherche à s’extirper d’un problème qu’elle seule doit pouvoir résoudre, un problème qui la préoccupe nuit et jour. Elle hésite sur les mots, ne termine pas ses phrases. Et surtout, elle ne mange plus. Soudain ça devient une évidence pour tout le monde, elle n’est plus là. Elle est devenue une enveloppe vide. Jour après jour, la petite musique du quotidien se désaccorde, la machine grince et se grippe.
Demander, y compris des petits riens, m’a toujours paru périlleux. Non par peur d’un refus, mais la démarche elle-même nécessitait tant d’efforts pour la petite fille que j’étais, presque un défi à relever, un exploit. Pour certains, ça paraissait facile. Adolescente, je les repérais vite, comment ne pas les reconnaître : ceux-là s’expriment sans angoisse particulière, semblent à l’aise, dans des circonstances aussi anxiogènes que de mener seul un exposé, être interrogé au tableau sur des logarithmes ou résoudre devant tout le monde une fonction vectorielle, jouer à action-vérité, dans un magasin de chaussures tomber sur une vendeuse autoritaire, face à plus de cinq personnes donner son avis, se rendre à une soirée sans être accompagné, discuter avec des gens qui abusent du sens de la repartie, aller pour la première fois au cinéma avec un possible petit ami ou, pire, devoir lui faire comprendre qu’il ne le sera probablement jamais… Toutes ces épreuves se révèlent particulièrement pénibles, voire insurmontables pour d’autres, dont je me sens aussitôt solidaire. Bien sûr, tout n’est pas si simple pour ceux qui la possèdent, mais quels que soient les obstacles, ils pourront toujours compter sur cette assurance naturelle… Et si par hasard la route semble plus longue qu’ils ne l’espéraient, ou que leur pedigree ne le laissait supposer, ils garderont la certitude de la réussite au bout du chemin, la conviction profonde que ça ira, quoi qu’il arrive. Bien sûr ils devront parfois faire preuve de patience, mais jamais ils ne resteront dans l’impasse… Ils ont « le truc », « la carte » même s’ils n’en font pas étalage. Leur descendance, jusqu’aux enfants de leurs enfants, en héritera probablement sans réfléchir. Excepté peut-être un fils, une demi-sœur, un vilain petit canard – il y en a toujours un, qui doutera de tout, y compris de ses propres pensées. Quant à moi, je cherche, la carte l’ai-je possédée un jour, l’ai-je égarée ?
Je ne vais pas énumérer toutes les fois où j’ai été rassasiée, raconter toutes mes histoires avec les films, citer tous les acteurs qui m’ont consolée, permis de retourner à la réalité, plus douce après l’avoir vue transposée sur l’écran, mais c’était bien « moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait, quand elle disait : là, j’ai été heureuse, mon cœur bondissait, et quand elle ajoutait : là j’ai pleuré, mes larmes coulaient. Et figurez-vous quelque chose de plus singulier encore, j’avais fini par me créer une vie imaginaire… » Comme la Camille de Musset, je m’exerçais à travers d’autres vies à ne plus avoir peur.
Je dors encore, mais des éclats de voix me réveillent, avec une sensation désagréable. Comme en photo j’essaie de faire le focus sur les mots, de comprendre ce qui se dit dans la salle de bains, derrière le mur de ma chambre. Des phrases me parviennent. « Tu veux que je prenne un avocat ? Pas de problème… » Mon père parle comme dans un mauvais téléfilm, j’entends ma mère pleurer. Je voudrais me rendormir, me réveiller plus tard, pouvoir me dire que cette scène ratée n’était qu’un rêve. J’ose à peine bouger ou respirer, s’ils s’apercevaient que je les ai entendus, toutes ces menaces deviendraient au contraire bien réelles, et il serait impossible de revenir en arrière. Je tombe des nues.
Avait-t-elle toujours été cette femme égarée, la tête pleine de rêves ? Jusqu’à quel point y croyait-elle ? Sa propre histoire difficile, accidentée, l’avait-elle amenée au fil du temps à trouver refuge dans ces vies imaginaires ? Je ne peux pas répondre à cette question, je devrais pourtant, c’est ma mère ! Elle m’a toujours paru trop lointaine pour que je puisse éclaircir la véritable origine de ses affabulations, et encore moins comprendre ces mystérieux délires. Plus jeune, elle avait déjà eu des rêves de grandeur, des ambitions européennes, d’autres artistiques. Je crois qu’elle aurait surtout voulu être quelqu’un d’autre, quelqu’un dont la légitimité n’aurait fait aucun doute, auprès de qui personne n’aurait jamais eu le loisir d’exercer la moindre pression, qui aurait suscité l’admiration bien sûr, une femme libre, inatteignable, peut-être même puissante ? Oui, dans ses plus beaux rêves, je crois qu’elle aurait aimé posséder cette force, tandis que dans la réalité elle se voyait comme un être éternellement fragile, maladif. Il faut faire avec les ingrédients qui sont les nôtres, semblait-elle dire, jouant de cette fragilité et de toutes ses faiblesses, ajoutant de la petite fille à la petite fille, un sourire étrange au coin des lèvres. Quand je repense à ce sourire, aujourd’hui encore, j’ai du mal à mesurer son degré d’inconscience… Comment le lire ? Une simple expression qui lui échappe ou un jeu espiègle, provocant ? Qui cherche à dire quoi ? Comment réagir face à cette femme de soixante ans, qui continue parfois de faire l’enfant ?
Tous les samedis, je retrouve une bande d’adolescents de quinze, seize ans, un peu fous, qui bondissent sur scène dès qu’on parle d’improvisation, et se lancent dans des histoires intenses, impatients de tout donner, de sortir leurs tripes. Ils aiment les drames, les émotions fortes, et se fichent pas mal que leur professeur cite Jouvet pour les calmer gentiment : « Il ne suffit pas d’avoir les tripes, il faut la sauce pour les accommoder ! » […] Près d’eux, je ressemble au vilain petit canard d’Andersen, qui s’estimait insuffisant, pitoyable, jusqu’au moment où il croise des cygnes sur sa route et découvre, stupéfait, qu’il en est un. Cette rencontre justifie toutes ses maladresses et ses humiliations passées. Aucune nécessité de se conformer désormais, de courir derrière des êtres auxquels il ne ressemblera jamais. Il peut enfin vivre au milieu des siens ou revenir à ses anciennes amitiés, la tête haute.
Il faut être spectaculairement fort ou particulièrement inconscient pour s’estimer capable de faire face à tout ce qui pourra surgir sans prévenir, et savoir l’éviter. Le pire ne s’annonce jamais, il ne toque pas à la porte, il s’invite, et c’est déjà trop tard.
Mon récit manque d’unité, ne respecte aucune chronologie, et ce désordre est peut-être à l’image de nos vies, en tout cas de la mienne, car il existe certainement des gens capables d’ordonner la leur. Toutes les époques subsistent en nous à la façon des matriochkas, c’est sans doute pourquoi, malgré l’expérience et les connaissances accumulées, nos propres réactions, parfois si infantiles, continuent de nous surprendre.
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