Liv Maria - Julia Kerninon
- deslivresetmoi72
- 22 sept. 2022
- 7 min de lecture

Liv Maria est une jeune fille qui grandit sur une petite île bretonne, entre son père, Norvégien amoureux des arbres, du bois et des livres, et sa mère, bretonne, ancrée sur son île, dont elle est la tenancière du café -restaurant. Suite à un incident, alors qu’elle a seize ans, sa mère décide de l’éloigner de l’île qui était tout son univers, pour l’envoyer à Berlin, chez son oncle et sa tante. A Berlin, elle tombe éperdument amoureuse d’un homme plus âgé qu’elle, la quarantaine, père de famille, venu là pour donner des cours d’anglais le temps d’un été. A la fin de l’été, ils se quittent avec la promesse de s’écrire…mais elle ne recevra aucune lettre !
Se sentant trahie, elle a la douleur, peu de temps après, de perdre ses deux parents dans un tragique accident…Ce sera pour elle le début d’une fuite en avant : d’abord de retour sur son île, elle se fond dans le rôle de sa mère en reprenant les rênes du café, en créant des chambres d’hôte, mais elle finit par partir sur un coup de tête et arrive au Chili où commence le reste de sa vie, très rocambolesque. Elle profite de la vie, de sa jeunesse, de sa beauté et devient riche en participant à la construction d’hôtels de luxe. Et là, une autre rencontre va bouleverser sa vie : elle rentre en Europe, en Irlande, se marie, devient mère de deux enfants, reprend une librairie…jusqu’à ce que son passé berlinois ressurgisse .
J’ai beaucoup aimé la première partie de ce livre, moins la période où elle est au Chili qui m’a vraiment parue plus invraisemblable…mais ce roman m’a surtout laissé sur ma faim ! Sa fin m’a semble trop abrupte. On reste avec beaucoup d’interrogations sans réponses. D’ailleurs, j’ai tourné la dernière page, pensant qu’il restait au moins un épilogue à lire !
C’est en tout cas un bon roman, agréable à lire, qui nous tient en haleine. Le style de Julia Kermanon est agréable, elle nous fait voyager avec ses personnages et sait nous montrer leurs tourments, leur ambivalence… J’aurais juste voulu continuer à suivre le fil de la vie de Liv Maria !
Extrait n°1
…elle n’avait personne à craindre sur son île, parce que c’était plutôt elle qu’on craignait. Parce qu’elle était la fille de sa mère et la descendante de cette grande famille d’insulaires qui, de toutes les façons, avait toujours fait la loi ici. Même quand elle était enfant, elle était une enfant Tonnerre et les gens l’avaient respectée. À cause du café, à cause de sa mère, à cause de ses quatre oncles aux mains gigantesques, à cause de son père étranger à l’accent chantant. La richesse du monde l’émerveillait, son monde débordant de collines, d’eau salée et de moutons qui se tordaient le cou pour la regarder passer, à travers le nuage de poussière qui la suivait sans jamais la rattraper. C’était sa vie et elle en était pleinement satisfaite.
Extrait n°2
Liv Maria avait voulu crier, mais sa voix était restée coincée dans sa bouche. Son pied se déplaça vers la pédale de frein, puis reprit sa place initiale. Elle devinait confusément que le seul avantage qu’elle avait sur l’homme, c’était la maîtrise de la vitesse, et que sa situation ne pourrait qu’empirer si elle s’arrêtait de rouler. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle devait craindre, elle savait seulement que les choses étaient en train de mal tourner.
Extrait n°3
L’envoyer à Berlin si brusquement semblait une réaction démesurée par rapport à l’événement, une précaution que rien ne paraissait justifier si l’on s’en tenait aux faits, mais dont le sens commençait à s’éclairer quand Liv Maria repensait aux yeux alertes de sa mère, à ses silences obstinés, ses paniques sourdes, sa façon de toujours sursauter quand on entrait silencieusement dans la pièce où elle se trouvait, à la pression dure de sa main autour de la sienne quand elles étaient les deux seules filles dans le café. Liv Maria n’avait jamais pensé à sa mère comme à quelqu’un qui pouvait avoir peur – une femme aussi énergique, entourée de tant de frères aimants, qui avait géré seule, à l’adolescence, un débit de boissons, tenant la dragée haute aux buveurs – mais, les années passant, sans vouloir ni pouvoir creuser davantage cette idée, elle était tout de même arrivée à accepter cette hypothèse douloureuse : c’était à sa mère qu’il était arrivé quelque chose, un jour, quelque chose que la mésaventure de Liv Maria avait ravivé, réveillé violemment, et c’était pour la protéger de cette chose contre laquelle elle-même n’avait pu être protégée autrefois qu’elle avait mis toutes les chances de son côté en l’expédiant sans appel à Berlin. Dans sa vie, un jour, Liv Maria saurait cela avec certitude. Pas plus qu’il n’est bon de sous-estimer sa mère, il ne faut jamais la surestimer.
Extrait n°4
Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux ? Leur vérité, ou plutôt leur couverture ? Leur vernis, ou leur écorce ? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important ?
Extrait n°5
Ce n’était pas son cœur qu’elle avait convoité au départ, mais ses connaissances, son expérience, la richesse de sa mémoire d’homme adulte. Peut-on vraiment aimer quelqu’un sans en faire son professeur ? La première fois que cela arrive, peut-on aimer sans tout retenir de l’autre, sans devenir une plaque sensible à tous ses gestes, tous ses mots, ses goûts, ses histoires ?
Extrait n°6
Mais le contraire d’oublier, Liv Maria, ce n’est pas se souvenir – c’est apprendre. Elle l’avait regardé. Il semblait exténué, ou peut-être même effrayé, par ce qu’il venait de dire – par la justesse de ce qu’il venait de souligner. Plus doucement, il avait ajouté : – Tu as seulement dix-neuf ans.
Extrait n°7
Nous avons si souvent l’impression que nos mots ne sont pas à la hauteur de ce que nous voudrions vraiment dire, pensait Liv Maria, que nous oublions que c’est parfois exactement l’inverse qui se produit – que dans la multitude des phrases que nous prononçons, certaines sont plus exactes, plus précises, plus judicieuses que nous ne pouvons le deviner. C’est ce qui s’était passé pour Ignacio Carrar – il avait parlé juste sans s’en apercevoir. Elle avait soudain commencé à comprendre qu’elle avait fait fausse route. Elle n’avait rien construit. Elle n’avait fait que détruire.
Extrait n°8
La dévastation du paysage, la disparition d’arbres-trésors, un monde entier écroulé, et son monde à lui, détruit aussi. Son père. Les forêts. Tout se mêlait dans la sensation d’absolue vulnérabilité qui l’avait étreint cet automne-là. Il ne savait plus ce qui avait prédominé, ce qui avait été déterminant. Il savait simplement que, quelque part au cours de ces jours-là, l’année désespérée de ses treize ans, il s’était pris d’une passion profonde pour les arbres, le bois, et leur destin respectif. Ses premiers mots forestiers, Flynn les avait découverts et appris à cette époque-là. Il y avait cette idée qu’après les catastrophes on pouvait agir, chercher et inventer des solutions, prendre des mesures, sauver quelque chose du désastre.
Extrait n°9
De tous les hommes sur la Terre, comment avait-elle pu tomber amoureuse successivement d’un père et de son fils ? C’était tellement inouï. Peut-être aurait-elle pu alors tout dire – pas tout, bien sûr – mais au moins une partie, et cet épisode serait devenu une romantique légende familiale. Pourtant, même s’il lui semblait qu’il aurait pu exister un récit acceptable, ou du moins que dans l’infinité des possibles il se pouvait qu’il y en ait un qui soit moins pire que les autres, elle ignorait lequel. Sur le moment, elle n’avait pas eu assez de ressources pour l’inventer. Il y avait une partie délicate à jouer, et elle avait refusé d’ouvrir le jeu.
Extrait n°10
Quand on aime quelqu’un, ses défauts nous demeurent inconnus, comme s’ils étaient des pleins s’encastrant parfaitement dans nos creux, mais sans amour, tout le monde est invivable.
Extrait n°11
Elle avait plongé les yeux dans les siens, et elle avait su qu’il savait. Dès la première seconde, Colm lui était apparu comme un allié, en même temps qu’il incarnait, inévitablement, d’une certaine façon, ce qu’elle redoutait le plus : elle-même.
Extrait n°12
Chaque jour passé avait alourdi sa faute. Ce qui lui avait semblé si monstrueux, le premier jour chez Nora, devant les photos – dire la vérité au moment où elle l’apprenait, se confesser dans la stupeur –, lui apparaissait aujourd’hui comme une issue extraordinaire, dont la valeur lui avait regrettablement échappé lorsqu’elle s’était trouvée à sa portée.
Extrait n°13
En côtoyant la jeune Silke ces quelques jours, Liv Maria avait eu l’impression de saisir ce qu’était exactement une fille de cet âge-là. Quand elle en était une elle-même, elle ne se voyait pas. Là, tandis que Berlin la replongeait dans le passé, elle comprenait combien elle avait été jeune, à l’époque, et vulnérable, combien elle avait ignoré jusqu’à sa propre ignorance. Et que lui, Fergus, avait fait ce qu’il avait fait en connaissance de cause. Maintenant qu’elle était elle aussi une adulte, et une mère, elle ne parvenait pas à comprendre comment tout ça avait été possible – comment avait-il osé faire ça ? Quel homme digne de ce nom séduit une enfant de dix-sept ans, et lui ment ?
Extrait n°14
Il y avait déjà un an qu’elle était devenue plus vieille que sa propre mère disparue, et ce temps d’après lui semblait un sursis plein de danger. Elle ne savait pas comment vivre ces années. Il lui semblait qu’il lui manquait une guidance.
Extrait n°15
Il l’avait aimée chaque jour davantage que le jour où il l’avait épousée, sur la plage d’El Paredon, comme un voleur qui ne savait pas à qui il la volait au juste. Il avait à peine vingt-cinq ans. Il se rappelait avoir pensé, ce jour-là, que c’était ça qu’il voulait – pas la voir s’avancer dans l’allée centrale de la cathédrale St Carthage, à Lismore, devant tous ceux qu’il connaissait, mais elle et lui en pays étranger, parce qu’il lui semblait que c’était exactement cela, un mariage – deux personnes progressant main dans la main sur un territoire qu’ils ne connaissent pas.
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