Lorsque le dernier arbre - Michael Christie
- deslivresetmoi72
- 16 mars 2022
- 10 min de lecture

Gros coup de cœur ! Meilleur livre lu depuis un moment !
Je n’avais pas entendu parler de ce livre, mais, en flânant en librairie, une note des libraires a attiré mon attention, et m’a incitée à acheter ce roman. J’ai passé de très bons moments de lecture avec ce livre, ayant toujours hâte de le reprendre : c’est un de ces livres qu’on a envie de terminer pour connaître la fin, tout en ne voulant pas tourner la dernière page pour rester encore avec les personnages et leur univers !
C’est un roman foisonnant, difficile à résumer en quelques mots. Dans cette saga familiale, on évolue des années 30 à l’horizon 2038, au Canada, en Colombie britannique plus précisément, domaine des forêts et de l’exploitation du bois dont l’auteur dénonce les outrances.
En 2038, Jacinda travaille dans la dernière forêt préservée du Grand Dépérissement, désastre écologique qui a eu raison des arbres et a transformé la Terre en désert aride et poussiéreux. Jacinda ne connaît pas son histoire familiale, mais un document surgi du passé la désigne comme l’héritière de la famille Greenwood, qui a fait sa fortune dans l’exploitation du bois. On remonte alors le temps pour, dans un récit riche, aux imbrications nombreuses entre les personnages, les lieux et les époques, retracer le passé de cette famille très atypique, aux personnages forts.
La construction du livre est originale, non linéaire, mais le lecteur ne s’y perd pas et les morceaux du puzzle de cette lignée familiale compliquée se mettent en place peu à peu. L’écriture est simple et fluide, avec de belles images et des passages très percutants, sur l’écologie, les relations sociales, les différences de classe. C’est moderne et surtout très talentueux !
Extrait P 18
Si la plupart des Pélerins se laissent visiblement gagner par la Magnificence verte, certains semblent perdus, comme désappointés. Jake regarde l’homme du Midwest poser sa paume contre l’écorce d’un pin d’Orégon, lever les yeux vers la canopée et s’efforcer d’être ému. Mais sa déception est palpable. Lui et d’autres ne tardent pas à se replier sur la distraction bienvenue de leur téléphone. Rien d’étonnant. Ils ont beau avoir payé le tarif prohibitif de la Cathédrale et enduré les humiliations du voyage post-Dépérissement, certains ne supportent pas de mesurer à quel point ils devaient se détendre à cet instant et ce qu’il leur en coûte d’échouer.
Extrait P 47
« Ça doit être difficile, en tant que femme, dit Corbyn, d’être aussi savante, aussi passionnée par son sujet, et de devoir promener des idiots de mon espèce au milieu de ces arbres magnifiques. » Il sourit, certain que cette réflexion marquée du sceau de l’intelligence prouve qu’il est tout le contraire d’un idiot.
Jake prit une grande inspiration. Contrairement à Knut, elle choisit soigneusement ses mots, surtout quand elle s’adresse à in Pèlerin. « Je vis ici, je fais un travail qui a du sens et je ne m’endors pas d’épuisement à force de tousser. Alors, pour tout cela, je suis reconnaissante.
- Mais quelque part ça doit quand même être une tannée, non ?
- J’ai une qualité de vie bien supérieure à celle que moi ou tous ceux que je connais pourrions normalement espérer. Sauf toi, j’imagine. »
Le sourire de Corbyn s’épanouit lentement, telle l’aube à travers la canopée de la Cathédrale. « Tu sais quoi ? Je t’envie. » proclame-t-il avec une certaine incrédulité, comme s’il était en train de dire quelque chose de délicieusement absurde.
Alors donne-moi cent-cinquante-mille dollars, pense-t-elle. Tu peux remettre ma vie d’aplomb en un clin d’œil pour le prix de tes vacances.
Au lieu de quoi elle répond : «Oh non, ne dis pas ça. »
Extrait P59
C’était idiot d’y croire, pense-t-elle en se levant pour ranger le carnet dans le vieux carton de son père avec tous les autres souvenirs familiaux. Elle a beau comprendre que ce journal est censé avoir la plus haute incidence sur sa vie ; malheureusement pour Silas et son plan, Jake s’est toujours méfiée de l’expression « connaître ses racines ». Comme si les racines étaient, par définition même, connaissables. N’importe quel dendrologue vous dira que les racines d’une forêt de pins d’Orégon adultes s’étalent sur des kilomètres. Qu’elles sont noires et enchevêtrées, emmêlées et tordues, et impossibles à tracer. Qu’elles se fondent souvent avec d’autres, et qu’elles communiquant entre elles, partageant secrètement aliments et armes chimiques. Alors la vérité, c’est qu’il n’existe pas de distinction claire entre un arbre et un autre. Et que leurs racines sont tout sauf identifiables.
Extrait P 68
Aussi loin qu’il se souvienne, Liam a toujours su qua sa survie dépendait de sa capacité à éviter un tel revirement à son endroit. Il fait tous les efforts possibles pour plaire à sa mère : il répète ses formules, porte les vêtements élimés qu’elle lui achète d’occasion, s’émerveille des mêmes couchers de soleil et des mêmes arbres.
Mais le plus souvent, Willow ressemble à un moine errant qui carburerait à la marijuana, aux pois chiches et au lait de soja fait maison. Son véritable culte est celui de la nature, et des arbres en particulier. Elle croit en ces êtres vivants avec autant de pureté et de ferveur que les bouddhistes qui s’immolent pour leur foi. C’est pourquoi Liam craint par-dessus tout son engagement écologique : voilà ce qui pourrait un jour lui voler complètement sa mère, il le sait.
Extrait P 148
Le bébé se calme à mesure qu’il tète, s’étouffant parfois un peu, ses petites paupières fermées avec force, et Everett s’autorise un examen furtif : des narines en volutes de coquillages, une peau de couleur de fraise encore verte – une créature spécialement conçue pour provoquer la compassion, comprend-t-il avant de détourner les yeux. Quand la théière est vide, il enveloppe à nouveau le bébé et le repose près du poêle, jurant de ne plus jamais le regarder en face. La pitié est l’hameçon avec lequel les enfants vous attrapent, alors il va bien s’en garder jusqu’à ce qu’il soit débarrassé de cette malédiction.
Extrait P 173
Le wagon se trouve bientôt plongé dans la plus parfaite obscurité. Que représente le noir pour un bébé comme ça ? se demande-t-il. Et bien qu’il lui soit toujours pénible de penser à son frère, il ne peut échapper à ce souvenir : Harris avait commencé à perdre la vue à l’âge de seize ans, comme si un énorme coin noir s’enfonçait entre lui et le monde. Il reposait son verre d’eau en plein dans sa soupe, tenait le journal à l’envers, s’entaillait les doigts avec la hachette leur servant à couper le petit bois qu’ils vendaient. Au fil de ses années passées dans les trains, Everett a repéré – il en est sûr- le G de la compagnie de son frère sur d’énormes cargaisons de bois convoyées vers l’Est, et il a toujours éprouvé une forme de fierté circonspecte pour ce que Harris a accompli. Mais s’il arrive qu’un souvenir attendri parvienne à traverser la ligne de ses défenses, l’outrage causé par la trahison fraternelle reste néanmoins parfaitement intact. Et ca n’est pas près de changer.
Extrait P 257
Greenwood ouvre la porte. Il a vingt pas d’avance et il est leste. Lomax ne le rattrapera jamais. Surtout pas avec trois étages à descendre à pied.
« Soyez raisonnable, Everett, dit Lomax le plus chaleureusement possible. Avec la police à vos trousses à cause de cet homme que vous avez frappé, c’est votre seule chance de vous éclipser dans un endroit tranquille où personne ne viendra vous chercher. Mon employeur, Mr Holt, ne tient pas à impliquer les autorités. Il veut juste retrouver l’enfant qu’il a perdue.
- Une petite fille, c’est pas un trousseau de clés, chef, répond Greenwood sur la pas de la porte. C’est quand même pas facile à perdre, surtout si on n’a pas envie de s’en séparer. Quelqu’un a accroché cette gosse à l’un de mes clous à érable dans une intention bien précise. D’abord, j’ai cru que c’était pour s’en débarrasser. Mais maintenant je crois que c’était pour la protéger. Et depuis qu’on s’est rencontrés, je me dis que c’était une bonne idée.
- Vous allez foutre votre vie en l’air ! » rugit Lomax dans une tentative d’intimidation, prêt à tout pour qu’il ne parte pas.
Imperturbable, Greenwood rétorque : « Vous vous trompez. Pour foutre sa vie en l’air, faut déjà en avoir une. »
Extrait P 304
Son frère finit par rentrer. Cinq ans plus tard. Entre-temps, Greenwood Timber s’était établie dans l’Ouest comme l’une des plus importantes entreprises d’exploitation forestière du Dominion. Dire qu’Everett était revenu pourrait toutefois prêter à confusion. Il s’avéra tout aussi transformé que Harris, mais, dans son cas, en pire. Disparu, le garçon joyeux et alerte qui fabriquait des arcs et des flèches et hurlait des jurons du haut des ormes de la place. Son visage n’était plus qu’ombres et angles. Sous son front plissé comme un vieux journal, ses yeux jadis rieurs s’étaient durcis ; on les aurait dits enfoncés plus loin dans le crâne.
Extrait P 330
La collection n’est pas cataloguée. Les ouvrages sont posés sur des étagères faites de planches grossièrement découpées et de briques empilées, leur équilibre aussi précaire que la vie des gens qui les ont apportés. Pour emprunter un livre, il suffit d’en laisser un autre à la place, c’est tout. Entre les pages des ouvrages qui arrivent chez Temple se cachent des billets de banque, des boucles de cheveux, des taches de sang, des places de théâtre, des lettres d’amour ou des menaces griffonnées à la hâte – des découvertes qui la font systématiquement rosir d’un plaisir d’archéologue. Une fois, un homme est arrivé avec une version illustrée en deux volumes de L’Enfer de Dante : entre chaque double page se cachait une nouvelle fleur des champs.
[..]
Cependant Temple ne se fait guère d’illusions quant à l’impact de sa bibliothèque. Ses livres ne sortiront personne de la misère. Ils ne redresseront aucun tort, ne sauveront aucune âme égarée, ne rempliront aucun ventre creux. Mais ils éclaireront peut-être de quelques malheureux rayons des vies dures et désolées, et c’est déjà ça.
[…]
A force de fréquenter des gens dans le besoin, elle sait que ce sont ceux qui se plaignent le moins dont il faut le plus s’inquiéter, les discrets, qu’on retrouve recroquevillés dans un coin, le regard vitreux, morts de faim, trop fiers pour demander de l’aide.
Extrait P 434
Ca a d’abord été laborieux. Mais les mots ont fini par venir, chacun parlant à tour de rôle, comme des enfants se partageant un jouet neuf. Harris s’émerveille souvent de la troublante familiarité de la voix de son frère – parfois, il lui semble qu’elle émane de son propre cerveau plutôt que du haut-parleur de la radio. Ils s’en tiennent surtout à des sujets concrets, mais s’aventurent parfois à se rappeler la forêt de leur jeunesse et ses arbres les plus notables, leurs plus belles bagarres et leurs meilleurs repas.
[…]
Mais cette réparation du lien fraternel n’empêche pas un soupçon, terrible et profond, de continuer à le tarauder : la crainte que rien de bon ne dure. Jamais. Et que les forces obscures qui ont précipité les deux trains l’un contre l’autre, l’ont privé de sa vue, ont brouillé l’esprit de son frère et abandonné Gousse dans la forêt pour qu’elle y périsse n’en ont pas tout à fait terminé avec eux.
Extrait P 444
Comment un poète pourrait-il comprendre, se demande Harris, que pour survivre dans un monde aussi dur que celui-ci il faut être comme le coup de hache du bûcheron : précis, brutal, déterminé, implacable. Comme il le lui a dit quand ils se sont rencontrés, lui-même est un bûcheron de bout en bout. Et un bûcheron fait toujours ce qui doit être fait. Même si ça signifie couper une branche malade pour sauver l’arbre. Même s’il faut renoncer à un trésor pour en conserver un autre.
Extrait P 498
Elle a presque le vertige en pensant à l’homme merveilleux, en phase avec la nature, protecteur des forêts, que deviendra son fils en grandissant sur l’île. Mais pourquoi attendons-nous de nos enfants qu’ils mettent un terme à la déforestation et à l’extinction des espèces, qu’ils sauvent la planète demain, quand c’est nous qui, aujourd’hui, en orchestrons la destruction ? se demande-t-elle incidemment en empilant les cartons dans le van. Il y a un proverbe chinois qu’elle a toujours aimé : « Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. A défaut de quoi c’est maintenant. »
Et c’est pareil quand il s’agit de sauver l’écosystème.
Extrait P 506
Couché sur le dos, il laisse ses yeux parcourir les énormes poutres de sapin qui soutiennent la voûte du plafond, tout là-haut. Si loin qu’elles soient, il voit bien qu’elles ne sont pas droites – en tout cas, pas parfaitement. Ses longues années à travailler le bois lui ont appris que même les maisons les plus chères et les mieux construites ont leurs défauts et leurs faiblesses, et celle-ci ne fait pas exception.
Telle est la douloureuse vérité du menuisier-charpentier : rien n’est vrai.
Par vrai, il entend d’aplomb, droit, parfait. Toutes les pièces dans lesquelles vous êtes entrés au cours de votre vie étaient faussées d’au moins un seizième de pouce, soit quinze millimètres – et plus vraisemblablement du double. Sûr de sûr. On croit qu’on vit dans des boîtes carrées jusqu’à ce qu’on y regarde de plus près, et là on s’aperçoit qu’on habite des formes irrégulières, de gros accidents biscornus.
Ce qui fait des menuisiers-charpentiers les grands prêtres du « cohabiter avec ses erreurs ». Bien qu’il n’y ait pas pire insulte pour eux que la négligence, la vraie perfection est désespérément hors d’atteinte, il n’en est donc jamais question. Parce que, même lorsque vous avez bien coupé et posé une pièce de bois, elle continuera à vivre après votre intervention : elle absorbera l’humidité et se tordra, se courbera, se déformera indépendamment de votre volonté. Il en va de même de nos vies.
Extrait P 519
Le bois, c’est du temps capturé. Une carte. Une mémoire cellulaire. Une archive. C’est pourquoi, d’après Liam, les menuisiers-charpentiers comme lui ne manqueront jamais de travail. Parce que les gens voudront toujours avoir du bois près d’eux, que ce soit dans leurs maisons, au sol, aux murs ou au plafond, dans les cannes sur lesquelles ils s’appuient en toute confiance, leurs plus beaux instruments de musique, les objets transmis de génération en génération et les vieilles chaises à bascule, et – plus significatif encore – les boîtes qui facilitent leur voyage en terre.
Extrait P 534
Le temps, Liam le sait, n’est pas une flèche. Ce n’est pas non plus une route. Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s’accumule, c’est tout – dans le corps, dans le monde-, comme le bois. Couche après couche. Claire puis sombre. Chacune reposant sur la précédente, impossible sans celle d’avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure.
Extrait P 583
Si l’Histoire était un livre, l’époque présente en serait sans doute le dernier chapitre, non ? Ou est-ce que toutes les époques ont cru ça ? Que la vie allait fatalement cesser et que c’était forcément la fin des temps ? Au pire de la Grande Dépression, Euphémia écrit que la société ne peut pas perdurer. Pourtant le monde a continué. Encore. Et encore. Année après année. Couche sur couche. Des claires et des sombres. Le duramen et puis l’aubier.
Extrait P 584
Que sont les familles, sinon des fictions ? Des histoires qu’on raconte sur certaines personnes pour certaines raisons ? Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l’amour et des mensonges et rien d’autre. Et c’est grâce à un tel bricolage que cet enfant misérable pourrait devenir – pour le meilleur et pour le pire – un ou une Greenwood.
Comments