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Là où les chiens aboient par la queue - Estelle-Sarah Bulle

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 22 nov. 2019
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 5 janv. 2020


Ce roman a été élu meilleur roman par le jury de ma librairie habituelle, et son titre énigmatique m’a intriguée…la quatrième de couverture a achevé de me convaincre.

Ce premier roman, quasiment autobiographique, relate la vie d’une famille guadeloupéenne sur plusieurs décennies et trois générations, entre les années 50 et les années 2000. La narratrice, comme l’autrice, est née en France d’un père guadeloupéen et d’une mère d’origine belge. Comme elle, elle a grandi en banlieue parisienne. Elle connaît peu la Guadeloupe et c’est à l’âge adulte qu’elle part sur les traces de son histoire familiale en interrogeant Antoine, une de ses tantes, sœur aînée de son père et femme au caractère bien trempé et avec un sacré tempérament.

Ainsi, le récit nous emmène dans la Guadeloupe des années 50, à Morne-Galante plus précisément, là où naissent Antoine, Lucinde et Petit-Frère, le cadet. A travers les souvenirs d’Antoine, on découvre aussi les évolutions successives et pas toujours positives des îles antillaises. L’autrice aborde aussi les paradoxes et contradictions de la société guadeloupéenne, conditionnée par de nombreux clivages : blancs et riches, puissants / colorés et pauvres ; villes / hameaux reculés ; traditions / modernité. Dès la fin de leur adolescence, Antoine, Lucinde et Petit-frère quitte leur hameau reculé pour Pointe-à-pitre. Antoine ouvre une boutique et développe son commerce en n’hésitant aps à commercer avec les pays d’Amérique du sud. Lucinde gagne sa vie en tant que couturière, fière de fabriquer des vêtements pour les riches blanches de la ville. Petit-Frère, lui est le seul à aller au lycée. Un peu plus tard, après des émeutes et grèves durement réprimées, Lucinde, puis petit-frère et enfin Antoine quittent leur île pour la région parisienne. Ils espèrent trouver une vie plus confortable et aisée en métropole, mais ils se retrouvent confrontés au racisme, aux a priori négatifs, au décalage culturel.

Pou moi, je scinde ce roman en 2 parties distinctes : la première partie qui raconte la vie en Guadeloupe et la seconde qui commence à leur arrivée en métropole. J’ai vraiment nettement préféré la première partie ! Le récit est vif, émaillé de références culturelles et d’expressions créoles qui le rendent si vivant, authentique et souvent drôle. J’y ai aussi beaucoup appris sur ce département d’outre-mer, sur les conditions de vie de ses habitants et l’organisation très codée de la société.

La seconde partie évoque leur vie en banlieue parisienne : Lucinde, arrivée la première y découvre le travail à la chaîne et à la pièce dans un atelier de couture, Petit-Frère, après un passage en tant qu’engagé militaire rejoint sa sœur et devient infirmier psy. Quant à Antoine, elle est la dernière à partir pour Paris où elle ouvre une boutique presque en tous points identique à celle qu’elle avait à Pointe-à-Pitre. J’ai trouvé que cette partie était moins détaillée, plus « superficielle », peut-être justement car elle concerne plus directement la vie de la narratrice/autrice.

Au final, c’est un très beau premier roman, intéressant et touchant sur un thème assez peu traité dans la littérature actuelle. Il permet aussi de comprendre certaines problématiques de ceux qui sont nés ailleurs et ont migré ou grandi en métropole, et plus particulièrement en banlieue parisienne. On y perçoit l’ambivalence des sentiments entre fidélité aux traditions de la région d’origine à perpétrer et désir de s’intégrer à tout prix…


Extrait

J’ai quitté Morne-Galant à l’aube parce que c’était la seule façon de ne pas cuire au soleil. Morne-galant n’est nulle part, autant dire une matrice dont je me suis sortie comme le veau s’extirpe de sa mère : pattes en avant, prêt à mourir pour s’arracher aux flancs qui le retiennent. J’ai vu ça des dizaines de fois avant mes sept ans, la naissance du veau qui peut mal finir. Papa laissait toujours faire ; c’était à la nature de décider qui devait vivre et qui devait mourir.

Hilaire traitait ses enfants comme il traitait ses animaux : un verre de tendresse, un seau d’autorité et un baril de « débrouyé zôt’ »


Extrait

Je ne t’ai aps parlé créole parce qu’il n’y avait aucune raison à cela. Je voulais que tu fasses des études brillantes et que tu t’élèves dans la société. Notre monde n’est pas un monde de Nègres ; c’est ainsi. Je n’aurais pas voulu que tu épouses un de ces péquenauds de Morne-Galant ou même un Antillais, ça m’aurait inquiété, parce que je les connais. Parce que j’ai tout fait pour ne pas leur ressembler et que dans son genre, Hilaire, avec ses soixante ans de fidélité au souvenir d’Eulalie, Hilaire qui était le plus sacré vié neg’ que la Terre ait porté, ne ressemble pas tout à fait aux Antillais non plus.

Bien sûr que non, je ne renie pas mes origines. Mais l’amour n’empêche pas la sévérité. J’ai la Guadeloupe en colère. D’ailleurs, tous les Antillais critiquent les Antillais.



Extrait P

Les Antillais persistaient à vouloir s’intégrer au paysage national et même à célébrer avec ferveur les valeurs de la patrie, mais nous sentions bien que quelque chose n’était pas en accord avec les promesses de la République.

Plus je grandissais et plus j’observais ce fossé. Au cours des années quatre-vingt-dix, lors de ma scolarité dans de grandes écoles, je n’ai plus côtoyé aucun étudiant ultramarin. Ceux que je croisais à Créteil avaient pour la plupart lâché la fac. Aucun de mes cousins et petits-cousins n’avait entrepris de longues études. Dans le meilleur des cas, comme leurs parents avant eux, ils s’apprêtaient à prendre un poste dans la fonction publique ou à l’usine. Ce n’était plus l’insouciance et l’optimisme dont m’ont fait part Petit-Frère et Lucinde lorsque je les ai questionnés sur leur arrivée à Paris dans les années soixante. Trente ans après, le climat avait totalement changé. Les jeunes Antillais nés à Sarcelles, la Courneuve, Villeurbanne ou dans les faubourgs de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France étaient à la fois mieux protégés et en butte aux même difficultés que ceux issus de l’immigration africaine ou maghrébine.



Extrait

Toute la ville évoluait sous mes yeux. On voyait encore une majorité de cases et quelques belles maisons en bois le long des quartiers centraux en damier, mais au fil de ces années, la ville s’est couverte de grues et le roi béton a commencé à s’installer. Il se montrait d’abord en majesté sur les bâtiments construits à la gloire de l’administration française. Ce béton, c’était l’Etat qui nous gouvernait. Les gros sacs hissés par les ouvriers venaient directement de France. Il remplaçait peu à peu le bois de campêche et le bois balata qui avaient toujours servi à construire les belles demeures. Ces bois gardaient les corps au frais et repoussaient les insectes. Le béton chauffait et transformait les bâtisses en fours à canne. Le mille-pattes aimait s’y rencogner. Les murs noircissaient et sous les assauts du vent, du sel et des tremblements de terre, ils se lézardaient. De gros trous finissaient par apparaître. Bref, le béton n’était pas fait pour notre île à feu, mais ça ne s’est pas vu tout de suite. C’est ce qu’on utilisait à paris, donc ça flattait les élus et ça impressionnait les ababas. Pour les bêtes qui y dormaient avec nous, on nous vendait des insecticides puissants venus d’Allemagne, à vaporiser toute force matin et soir. Les intérieurs se sont mis à sentir le pétrole exterminateur.



Extrait

La vie chez Antoine était tranquille et plutôt monotone. On se retrouvait le soir, après l’école et quand elle avait baissé son rideau de fer. C’était une solitude ensemble, comme deux gouttes d’huile dans une calebasse remplie d’eau.



Extrait

Je n’étais pas née en Guadeloupe, je n’y venais, au mieux, qu’une fois tous les deux ans. Même si j’aimais profondément cette île, cette société créole, ma vie était ailleurs. Cela ne signifiait pas que rien ne m’avait été transmis de cette terre, bien au contraire. Je le sentais dans mon corps, dans mes mots, dans ma façon d’appréhender la diversité du monde. A morne-Galant, mes ancêtres avaient dû lutter pour leur survie. C’était le cas de la majorité des habitants de l’île, à l’exception des békés, qui eux, avaient lutté pour maintenir leur pouvoir, quitte à violer la loi et ignorer les principes de la justice.

Quinze ans plus tard, en parlant avec Antoine, je comprenais que je devais être aussi libre qu’elle ; me souvenir sans me retourner sans cesse. C’était finalement le lot et la chance des Antillais, ces passagers perdus qui voyagent sur tous les continents […] J’apprenais à aimer mon histoire et la matière dont elle était faite : une succession de violences, de destins liés de force entre eux, de soumissions et de révoltes.



Extrait

Toutes ces histoires de négritude qu’on entendait, que Césaire et Senghor poétisaient admirablement et qui fascinaient les jeunes, ça m’avait toujours laissé indifférente.

Je me considérais comme une femme, ça oui, et comme une Guadeloupéenne, c’est-à-dire une sang-mélangé, comme eux tous, debout sur un confetti où tout le monde venait d’ailleurs et n’avait gardé qu’un peu de sang des Caraïbes, les tout premiers habitant. Ça m’éloignait définitivement de toute idée de grandeur et de pureté. Ma fierté, c’était le chemin que je menais dans la vie et que je ne devais qu’à moi-même.



Extrait

Nous avons fait ce que nous avons pu pour nos enfants. Nous avons quitté l’île et nos parents. Rapidement, il n’a plus été question de revenir. Cette banlieue que tu hésites à aimer ou détester a été notre place, l’endroit de l’oubli et de l’indifférence. Une indifférence libératrice. Nous étions d’accord pour venir ici. Tu peux bien dire que j’ai quitté un nulle part pour un autre nulle part, mais je m’y suis fait.



Extrait

A l’hôpital, j’étais apprécié de tous les infirmiers. J’aimais défendre nos intérêts au ministère, parler syndicalisme, justice t progrès pour les patients. J’ai été remarqué, promu. Ceux qui m’appréciaient le moins, c’étaient les Antillais. Ils auraient voulu que je les défende, eux spécifiquement. Je n’étais pas d’accord. C’était tous les camarades ou rien. C’est la justice que je voulais. Alors ils disaient que j’étais un négropolitain et que d’ailleurs, j’avais épousé une Blanche. Je m’en moauais et j’ai aimé passionnément mon travail. Ils m’ont trouvé méprisant. Soi-disant, j’oubliais d’où je venais. C’est tout le contraire.

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