Léonie B. Sébastien Spitzer
- deslivresetmoi72
- 31 déc. 2024
- 10 min de lecture

J’ai découvert Sébastien Spitzer il y a quelques années et j’ai beaucoup aimé Le cœur battant du monde . En librairie, j’ai vu Léonie B., sans savoir avant qu’il avait publié un nouveau roman. Je l’ai acheté il y a quelques mois et je viens de le lire. J’ai encore beaucoup aimé ce livre, même s’il est très différent du précédent.
Dans ce roman, c’est le fervent admirateur de Victor Hugo qui parle et nous raconte un passage peu connu de la vie du grand écrivain, poète, auteur, dramaturge et homme politique. Dans les années 1840, sous Louis-Philippe, Victor Hugo est un auteur reconnu qui s’intéresse à la politique et aspire à devenir Pair de France. Marié, il entretient néanmoins une maîtresse, tout comme sa femme a un amant. Il rencontre et tombe éperdument amoureux de la jeune Léonie B, au moment où il sombre dans le désespoir après la mort de sa fille Léopoldine. Léonie lui ouvre les yeux sur la condition ( ou plutôt d’ailleurs le manque de condition et de considération) des femmes. Jeune femme moderne, à 19 ans, elle a bravé les préjugés et embarqué pour une expédition au Pôle nord. Plus tard, mariée et mère, maîtresse du poète, elle remet en cause la dépendance des femmes à leur mari, les différences de traitement par la police et la justice des adultères selon s’ils sont le fait des hommes ou des femmes. D’ailleurs, sa relation avec Hugo la conduira en prison. Sébastien Spitzer nous raconte les répercussions de cette liaison sur les idées de Hugo et sur ses premiers engagements politiques.
J’ai appris pas mal de choses concernant la vie de Victor Hugo, le contexte historique et la société de cette époque historiquement riche et chaotique. J’ai apprécié la façon dont l’auteur nous plonge au cœur du Paris des années 40. Comme dans Le cœur battant du monde, il s’attache à retranscrire les modes de vie, l’ambiance, les différences entre les classes sociales. C’est une lecture très agréable et instructive, mais je n’ai pas retrouvé le souffle romanesque qui caractérisait Le cœur battant du monde. : ce roman est plus « posé », moins foisonnant, mais plus linéaire et structuré, à la construction un peu plus classique.
Extrait P22
Pourquoi les émeutiers pilleraient-ils cette échoppe ?
Du verre craque sous ses semelles. Un morceau d’étoffe traîne. Il est à l’effigie du roi. Ce serait donc la cause du sac de ce commerce. Du tissu imprimé ? Hugo est encore imprégné des idées de sa mère. La monarchie le rassure. Il n’aime pas le désordre, les soulèvements de la foule, les vagues populaires. Il se méfie au fond de ces agitateurs, de ces semeurs d’idées qui terrorisent Paris. Tout le monde se souvient des suites de la Bastille. Le chaos, l’hallali, la fureur sans visage. Le pouvoir sans la grâce. Tous ces milliers de morts qu’on voudrait oublier. Et pourtant, rien n’est joué. Ça recommence chaque année. Emeutes. Complots. Coups d’Etat avortés. Le régime est fragile. Paris est inflammable…
Extrait P35
Les deux hommes baissent la tête et replongent dans l’article. Hugo l’a déjà lu. Sa mère lisait la Bible au saut du lit, comme pour laver son âme. Lui lit toute la presse pour coiffer sa raison, aiguiser sa conscience, nettoyer ses idées. C’est sa toilette rituelle, son ablution laïque.
Extrait P67
Ils sont là, tous les deux, dans la dernière ville du bout du monde, avec son nom insolite, ces habitants étranges, le Moujik, le Danois, M. Bank. Léonie est heureuse. Ici, elle se sent libre. C’est la première fois de sa vie qu’elle éprouve tant de joie. Toutes ces bizarreries lui plaisent infiniment. Les gens. Le paysage. Même l’odeur du poisson, qui d’ordinaire l’écœure, tout cela lui plaît tellement qu’elle voudrait que cela dure. Encore un jour sans nuit, encore un lever sans heure, encore une nuée bruyante de Lapons en kayaks.
Extrait P73
Peu d’habits, mais des blouses d’ouvriers. Une vague de blouses grises et bleues, comprimée à mi-chemin de la place de la Concorde et du pont.
- A bas la peine de mort ! La grâce pour Barbès !
Leurs appels sont plus clairs. Le cœur de Hugo s’emballe parce qu’il penche pour eux. Il n’en peut plus, de ces têtes tranchées. Cela fait quarante ans que la lame u docteur Guillotin tranche au nom de l’hygiène, découpe les zizanies, tronçonne les coupables sans jamais rien résoudre. Quand une idée déplaît, charcuter son auteur ne solutionne rien. Une théorie ne se décapite pas. Aucun meurtre public n’a détourné les citoyens de commettre un meurtre privé. La loi barbare n’est pas la loi.
[…]
A bientôt quarante ans, il a la conviction que les idées font loi, que la justice existe, que le choix s’imposera par la seule force des mots, des prises de position, des harangues charpentées, des discours percutants, de toutes ces salves de consonnes et de voyelles capables d’abattre des murs et de faire plier les grands. Hugo est convaincu que la plume force le plomb, que l’encre vaut mieux que le sang, qu’il finira un jour par faire entendre raison à tous ces perruqués qui servent le bourreau, à ces fabricants de code et à leurs zélotes serviles, aux seigneurs des prétoires, aux complices du meurtre légal qui sèment du relatif au nom de l’absolu, qui jugent les yeux bandés pour ne pas voir ce qu’ils font : ces décapitations. Hugo exècre les juges, qu’ils soient pairs de France ou magistrats de métier.
Extrait P 100
C’est vrai que dit comme ça, sa demande est nébuleuse. Mais comment formuler les choses ? Il ne va pas lui dire qu’il cherche l’enfant caché. Il pourrait se faire prendre.
- Je suis auteur, déclare-t-il. Je me promène en quête d’une nouvelle intrigue.
Dans le fond, c’est vrai. Hugo est comme Rousseau. Il déambule des plombes pour stimuler son imagination. Quand il débusque l’idée, il l’essaie en chemin, il la chevauche le jour, la nuit, pour voir ce qu’elle a dans le bide, si elle est ferme, si elle est grosse, féconde, si elle est mère, si elle en porte d’autres en elle. Et lorsque c’est le as, il délaisse ses errements et s’empare de sa plume pour la clouer avec des mots, la fixer par des phrases.
- Les sages-femmes accouchent les êtres vivants. Les hommes sages délivrent des idées bien formées.
Extrait P 124
Quand le doute rapplique, Léonie se rappelle qu’elle l’a un peu cherché : défier les coutumes de la Marine française ; voguer vers l’inconnu biblique, le mystère du déluge et du début de ce monde. Elle n’a même pas vingt ans et cherche à s’imposer en défiant ces marins qui la regardent de travers.
Pas question de se plaindre, de couiner ou de geindre. Pas question de regretter. Pas question de réveiller la figure maternelle… Sa mère n’est jamais assez loin. Elle est toujours prête à surgir, l’œil mauvais, la bouche sèche, pour vomir des salves de reproches. Léonie fait face. Aller sans se retourner. Avancer coûte que coûte. Laisser les doutes en marge. Taire ses hésitations. Balayer les niaiseries des tergiversations. Aller. Poursuivre. Essayer. Faire avec ses remords, composer, mais ne jamais regretter. Non. Les regrets sont des fosses, des trappes pour l’espérance.
Extrait p 145
La baie de la Madeleine et ses diamants souillés. L’hécatombe des blanchons marque le retour de l’homme. Les larmes lui montent. François taille sa mine. Son dessin représente quatre hommes sur une barque. Le harponneur debout arme son bras et pointe un cétacé gisant sur un bout de banquise. Ce n’est pas un petit phoque. Ce n’est même pas un phoque. C’est un morse colossal, avec sa peau rugueuse et ses longues dents d’ivoire.
Léonie détourne le regard. Ce massacre l’afflige, mais elle garde pour elle tous ses ressentiments. En fixant un point lointain, elle accroche son esprit sur les marins qui se pressent pour affaler les voiles.
Extrait P 204
Accablé ? Hugo l’est autant qu’hier et sans doute moins que demain. Mais la peine qu’il éprouve va au-delà des mots. Elle transcende les rituels. Elle est cristallisée au fond de sa conscience.
Un visage revient pourtant, la nuit, le jour, sans jamais s’annoncer. Il est silencieux. Il n’attend pas de réponse. Patiemment obstiné. C’est celui de Léonie.
Quand il formule le nom de son joli visage, il énoncé les mêmes lettres que celui de sa fille. Un L majuscule. Des e à intervalles. Un n en fin de mot. Un i placé avant ou après, c’est selon. Le prénom de Léonie s’est niché au creux de celui de Léopoldine. Toutes les deux sont nées dans la même décennie, au cours des années vingt, mais à quatre ans d’écart. Lui avait dix-huit ans quand Léonie est née.
Extrait P 210
- Vous souvenez-vous de cette femme le soir quand il neigeait ?
- Oui, bien sûr, dit Hugo. Elle est ressortie libre.
- Oui, mais pour combien de temps ? A quand le prochain drôle, si je puis le dire ainsi ? Vous l’avez tirée de là parce que vous êtes un homme. Sans votre intervention, qui l’aurait défendue ?
- La loi ! Il y a des lois.
- La loi, monsieur Hugo ? Vous le savez comme moi, la loi est bien coupable. Elle a des euphémismes qui réduisent et qui tuent. La loi dissimule les femmes. Elle est faite par les hommes pour soumettre les femmes.
Hugo bascule d’une fesse sur l’autre. Pris de court par ce discours, il se demande où Léonie veut en venir. […]
- Celle que j’appelle une esclave, la loi l’appelle mineure. Je suis mineure aux yeux de la loi. Je ne possède pas de biens. Je n’ai pas le droit de voter. Je ne peux même pas intenter une action en justice. L’autre jour, j’ai demandé à me séparer de mon mari. Une simple séparation de biens et de corps.
- Je suis navré.
- Pas tant que moi, cher Hugo. Sans son accord je n’y ai pas droit. Il faut qu’il me le permette. Vous le savez comme moi, le divorce est interdit. Je ne peux que me séparer de lui, si tant est qu’il l’accepte.
[…]
- Vous qui vous êtes battu contre la peine de mort, vous qui êtes tant soucié du sort des gosses, de ces Gavroches qui peinent dans ces usines avec ce poison de plomb, battez-vous contre la peine des femmes !
Hugo se raidit encore davantage.
- Faites quelque chose pour nous ! Nous avons des devoirs et vous avez des droits. Vous l’avez vu dans ce commissariat, ce soir d’hiver neigeux, avec cette pauvre fille. Vous n’avez pas oublié ?
Extrait P 262
Le chien, les gardiennes, les détenues, un brigadier, l’enfant, tout cela grouille et gronde. Un écho moite renvoie quelques bribes de ce qui se dit, à propos de la cantine, de la chaleur qu’il fait ou d’une fille qui manquait à l’appel du matin. Léonie se laisse conduire dans cet étrange boyau, dans le ventre de cet endroit que l’on surnomme « la maison maudite », léproserie médiévale, couvent sous Louis XIV, maison de correction puis asile d’aliénés. Saint-Lazare a été repris comme tous les biens de l’Eglise été st devenue une prison du temps de la Terreur, puis le calvaire des femmes un soir de frimaire. Les filles perdues se mêlent aux criminelles au creux de cette géhenne, au sein de cet enfer. Elles sont plusieurs centaines à fouler chaque année ces dalles luisantes et grasses, honnissant le monde immonde qui les a jetées là.
Extrait P302
Hugo s’est mis en tête de marquer les esprits. De légitimer sa place avec un grand sujet, un thème qui lui est cher, quelque chose de marquant pour la postérité.
Il se lève et sort. Il a besoin de prendre l’air. Il sait que la pensée produit deux sortes d’idées. Celles qu’on pousse et qui viennent par sédimentation et celles qui se déposent par la grâce de l’inspiration. Son travail n’a produit que des déchets d’idées, des alluvions, des boues, des strates peu fécondes. L’essentiel lui échappe, comme une muse farouche. Forcer l’inspiration, c’est la perdre à coup sûr !
[…]
- « Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. / Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! / Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes, / Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Il s’arrête au carrefour et cherche une cheminée pointant sur une fabrique. Pas de mur de brique, à droite. Aucune fumée d’usine. Les enfants le dépassent. Ils rentrent sûrement chez eux.
- « Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre, / Qui produit la richesse en créant la misère, / Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil ! / Progrès dont on demande : Où va-t-il ? Que veut-il ? / Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, / Une âme à la machine et la retire à l’homme.
Il s’arrête près du pont et se gratte le front.
- C’est bien, ça. C’est parfait !
Il sort un petit crayon et couche ses derniers vers sur une feuille de papier : « … brise la jeunesse en fleur ! … donne l’âme à la machine et la retire à l’homme ! »
Un poème est né en quelques pas. La muse Melancholia souffle sur son esprit. Tant pis si des passants se retournent sur lui. Sa main palpe sa poche. Le papier est plié. C’est fou le prix qu’il accorde à quelques alexandrins.
Extrait P317
- J’affirme que votre loi sur le travail des enfants est une loi écrevisse. Elle gît dans les grands fonds et avance à rebours. Elle dit limiter l’âge et la durée du travail des enfants, mais n’oblige personne, qui ne contraint personne, qui ne punit personne. C’est une loi sans contraintes. Une loi pour la galerie, qui nie l’esprit des lois, qui nie les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant.
Extrait P320 - FIN
- Voilà, voilà ! Je vous échange ma tête contre votre loi mal faite. Je me donne tout à vous pour qu’on révise ces lois. Je dépose à vos pieds ce privilège absurde pour une simple révision de ces lois inhumaines qui négligent une moitié de l’humanité.
- Insensé ! Ridicule !
- Ridicule ? Oui, peut-être ! Insensé ? Certainement ! Il faut une loi bien folle pour condamner une femme dont le seul crime est d’avoir aimé. Ce n’est pas moi qui ai jeté cette femme dans cette prison, c’est votre loi, messieurs, votre loi sur l’adultère. Vous avez des maîtresses, cela vous est permis. Tout est permis aux hommes. Ces lois sont faites par l’homme pour l’homme. Il a chargé inégalement les deux plateaux du Code. L’homme a fait verser tous les droits de son côté et tous les devoirs du côté des femmes. De là un trouble profond, une inégalité. De là, messieurs, la servitude de la femme. Dans notre législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’existe pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est un état violent que subit cette femme. Elle s’appelle Léonie. Elle sortira. Bientôt. Elle sortira grandie de la prison Saint-Lazare. Et toutes les femmes sortiront grandies de notre siècle. Le XVIIIème siècle a proclamé le droit de l’homme. Notre siècle proclamera le droit de la femme et celui de l’enfant.
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