Madelaine avant l'aube - Sandrine Collette
- deslivresetmoi72
- 15 déc. 2024
- 10 min de lecture

Juste avant la proclamation du Goncourt de cette année, j’ai commencé la lecture de ce roman qui étant en lice pour le prestigieux prix. Finalement, Sandrine Collette obtiendra le non moins prestigieux Goncourt des lycéens. Elle nous plonge dans un hameau, Les Montées, en plein moyen-âge, et nous décrit les conditions de vie d’une famille qui lutte et travaille avec acharnement pour survivre au froid, aux mauvaises récoltes, à la faim. Chaque jour est consacré à un dur labeur, celui de la terre, pour gagner de quoi manger et rester en vie. Sandrine Collette se place résolument du point de vue des femmes dans son récit : les jumelles, Aelis et Ambre, complices et fusionnelles s’appuient l’une sur l’autre pour résister aux nombreux coups du sort. Aelis est mariée à Eugène et ils ont trois garçons. Ambre est mariée à Léon et, à son grand désespoir, n’a pas d’enfant. Léon est brutal. La vie est rude pour tous, mais le lien des deux sœurs leur apporte la force de résister et de supporter la dureté du quotidien.
Un jour débarque Madelaine, une petite fille affamée, vagabonde orpheline. La question est vite réglée : Ambre la prend sous son aile : Madelaine sera la fille qu’elle n’a pas eue. Elle grandit avec ses cousins. Madelaine est certes une fille, mais elle n’a de cesse de prouver qu’elle « vaut » un garçon pour travailler aux champs. Elle est maligne, rusée, n’a peur de rien et se montre indomptable : elle refuse de se soumettre et n’hésite pas à avoir recours à la violence pour se protéger, se défendre quitte à affronter les maîtres qui règnent sur le domaine et à qui tous doivent travail, fidélité, obéissance dans cette époque de féodalité.
L’ambiance du roman rappelle la noirceur de certains contes, les romans sur le terroir, mais avec une autre dimension universelle sur les liens familiaux et la sororité, sur les instincts quasi animaux des humains face à une nature impitoyable qui ne leur laisse aucun répit, balaye régulièrement leurs espoirs. C’est à la fois sombre et lumineux, fataliste et porteur d’espoir. Un roman riche, ambivalent qui réserve bien des surprises à ses lecteurs.
Extrait n°1
Alors il ferme les yeux et comme il a l’habitude, il tente de trouver le repos pendant les quelques minutes de la traversée. Le poids de la journée écrase son dos. Trop de fatigue, mais c’est normal. C’est tout le temps. Tous les jours. La fatigue est la vie. Et il se dit qu’il ne la sent plus, il l’a faite sienne, dans ce corps immense que les autres croient à l’abri de la misère et des trébuchements.
Extrait n°2
Et elle est longue cette lieue sous le soleil qui ne veut pas descendre, et elle est courte, elle est, au fond, comme Eugène l’a imaginée : une lente et terrible marche vers les ténèbres, et jusqu’au bout il espère qu’il se trompe, que l’enfant se trompe, qu’Aelis se trompe aussi, il espère que le jour n’est pas venu, le jour qu’il craint depuis l’arrivée de Madelaine. Il prie pour que ce ne soit qu’un songe ou une erreur.
Extrait n°3
La seule sensation que j’ai pour l’instant est contradictoire : ce n’est pas dangereux mais il y a du danger. C’est inoffensif, sans quoi les aboiements des chiens seraient pleins de rage et d’alarme. Si on s’en tenait à cela, ce serait par paresse, et nous ne sommes pas paresseux. Je l’ai dit, nous sommes vigilants. Alors là-haut, il y a quelque chose et je vais le trouver.
Extrait n°4
Rose est la mémoire du village. Elle a connu tout le monde et elle se souvient de tout. Elle soignait les gens c’est pour ça qu’elle est allée dans toutes les maisons et toutes les fermes, et qu’elle me raconte les histoires des habitants les soirs de pluie. Moi je n’ai pas sa mémoire mais j’ai l’instinct. Je ne sais pas comment l’expliquer : je sens tout. Ce qu’on ne dit pas, ce qu’on ne montre pas. Ce n’est pas seulement que je suis un fouille-merde – c’est Léon qui m’appelle le fouille-merde quand je traîne trop près de chez lui –, j’ai ça en moi. Je n’ai pas non plus les mots pour le dire alors ce n’est pas bien grave mais voilà je sais tout. J’observe et je perçois. Je devine. Je comprends. C’est ma force. Et puis je n’ai l’air de rien, rien de particulier je veux dire. Moyen en tout, en taille, en force, en intelligence ou en méchanceté. C’est pour cela que je peux me promener partout sans que les villageois me chassent, ils me regardent de loin, ils ne disent rien, ils m’oublient.
Extrait n°5
Ces instants suspendus entre Eugène et Ambre, même si ce n’est pas tout à fait normal, je les respecte et je les protège. Je suis un papillon qui ouvre ses ailes pour les cacher au monde le temps de quelques mots et de quelques sourires, même s’ils n’ont pas besoin d’être dissimulés ils ne font rien de mal. Je suis la marmotte qui surveille la colline, l’aigle qui plane au-dessus d’eux. J’essaie de réparer une erreur que je ne comprends pas et sur laquelle je n’ai pas de prise, et j’assiste impuissant à cette force entre eux qui ne se libère pas, parce que ça ne se fait pas.
Extrait n°6
Il travaille sans relâche du matin au soir, trop dur pour un garçon de son âge, travaille à en crever et la fatigue toujours le fait rire. Aelis et Eugène au début ont craint une sorte de démence – il n’en est rien. Appuyé sur son bâton, Germain rentre de la longue journée aux pâturages au bord des bois, les jambes traînantes, la voix brisée qui n’essaie même pas de dire. Il mange le peu qui lui est échu, dormant déjà, avale en riant, s’étend en riant et rit pendant son sommeil, jusqu’à ce que l’aube l’éveille et que ce feu effrayant le relève, les yeux brillant d’une fièvre qui n’est pas maladie. Il court au labeur comme les hommes répondent au glas, par réflexe, par nécessité, par élan.
Extrait n°7
Parfois une femme se débat et Ambroisie-le-Fils la frappe ou la titille de la pointe de sa dague. Ces fois-là, il y a des traces, on ne peut pas ignorer qu’il s’est passé quelque chose. Mais c’est la faute des filles. Elles n’ont pas voulu laisser faire. Elles se sont mises en danger toutes seules au lieu d’attendre que le Fils en ait fini avec elles, la colère des hommes se retourne contre elles ; c’est plus facile d’accuser les victimes quand le bourreau est le maître. Dans le foyer le soir, on s’en veut du bout des yeux, on reste à distance. Le temps passe telle une excuse. Et toujours le monde reprend sa course, un peu plus gris, un peu plus bas, il n’y a rien à dire alors on ne dit rien.
Extrait n°8
Chaque degré du monde règne ainsi sur le degré du dessous. Entre eux également, les hommes sont impitoyables. Les gros paysans traitent leurs ouvriers comme des chiens, les artisans élèvent leurs apprentis à la trique, les parents commandent aux enfants jusqu’à leur mort. On ne s’oppose pas, les plus forts et les plus anciens ont toujours raison. La vie s’enchaîne sans que l’on se demande si c’était juste ; sans que l’on se pose la question de savoir s’il y avait mieux à faire, et pourtant oui, il y avait mieux à faire. Mais ah. Il aurait fallu réfléchir. Il aurait fallu ouvrir des possibilités et nous ne savons pas comment nous y prendre, pour peu que cela nous intéresse. Parfois il vaut mieux conserver un monde injuste dans lequel chacun connaît sa place, plutôt que de tout fiche en l’air et n’être plus sûr de rien.
Extrait n°9
Je l’avais su au premier coup d’œil et j’ai vu qu’elle savait aussi : nous étions pareils. Nous étions sauvages. Nous étions à part. On pouvait bien nous domestiquer et nous éduquer, il resterait cette part d’incertitude, le morceau de nous prêt à éclater à chaque instant, il y avait dans ses yeux et dans les miens cette petite flamme pas tout à fait droite, pas tout à fait nette, que personne ne contrôlerait.
Extrait n°10
Les fugues de Madelaine sont des heures bleues. Le bleu est la couleur du bonheur, dit Rose. C’est le ciel qui promet, c’est l’eau qui nous désaltère, c’est un reflet sur un nuage qui nous fait sentir étrangement bien. Alors je suis d’accord pour le bleu. Celui des fleurs sauvages. Celui de l’iris de Madelaine quand elle me regarde et qu’elle se met à rire, et que son rire ressemble à la rivière là où il y a la petite cascade, avant d’arriver au Basilic, quand nous sommes déjà loin d’ici. Je voudrais dire à Rose, les jours où nous rentrons trop tard, que c’est à cause du bleu que nous étions partis, c’est le bleu qui nous appelle, peut-être que l’horizon aussi a une couleur. Nous marchons côte à côte et nous écoutons le monde.
Extrait n°11
Il n’y a qu’un mot que personne ne dit et pourtant c’est lui qui nous lie depuis ces années : nous nous aimons, voilà tout. Chacun pense qu’il aime, ou qu’il est aimé, plus que les autres. À cela il n’y a pas de réponse. Nos relations sont des fils tissés, croisés, qui vont de l’un à l’autre. Si cet amour était une toile d’araignée, nous serions les mouches prises dedans, mais nous ne mourrions pas. Ce serait une toile pour nous tenir ensemble, pas pour nous dévorer.
Extrait n°12
J’observe Madelaine en coin, peut-être comme Eugène l’a contemplée. Elle est fière, sanguine, si petite aussi – mais nous sommes tous plutôt petits, les anciens racontent que nous ne grandissons pas, parce que nous n’avons pas assez à manger. Il y a tellement d’amour dans mon regard sur elle. Et cette étrange perception derrière, qui murmure que oui : nous aimons Madelaine, elle est un feu où nous réchauffons nos mains, un soleil qui embaume nos prés. Et elle est dangereuse. Pour elle, et pour nous. Si nous avions des ailes, elle nous les brûlerait.
Extrait n°13
Alors nous continuons à courir. Je ne sais pas d’où nous vient l’énergie pour jouer dans l’air glacial de notre campagne. Nous sommes freinés par le manque de nourriture, pourtant quelque chose nous prend immanquablement, nous enlève cette gravité d’adultes, nous emporte. Des trois fils d’Eugène, Germain est le plus sérieux, il est devenu grand. Mais nous autres. Madelaine, Artaud, Mayeul et moi. C’est notre façon de dire à la mort qu’elle ne nous aura pas : nous chantons, nous marchons, nous bondissons.
Extrait n°14
Les cheminées nous sauvent bien qu’elles soient toujours froides le matin, le premier qui s’éveille les rallume, nous prenons l’habitude de vivre à moins d’une enjambée des flammes. Notre univers se rétrécit. Petits jours, petits espaces, petites sorties. Seule notre faim est immense. Nous buvons pour l’oublier, pour la tromper, nous n’en pouvons plus de boire, cela nous donne envie de vomir, nos estomacs font des spasmes.
Extrait n°15
Je la vois qui court vers les fermes, qui court vers les silhouettes d’Ambre et Aelis, la première qui la devine, qui l’appelle, elle se jette. Leurs bras se referment autour d’elle et je la perds. Leur monde m’est étranger ; c’est un monde de femmes où on a le droit d’être chagrin, un monde qui m’échappe, je n’ai jamais entendu pleurer Eugène ni ses fils, ni aucun des hommes de La Foye. Madelaine pleure de rage, de dépit, d’impuissance, ce sont des larmes tout de même. Dans les bras des sœurs, elle s’abandonne. On l’embrasse, on l’apaise. On la consolide. Nous, nous n’avons que les coups et l’entêtement à nous redresser pour nous rendre forts. Nous observons ce tout petit univers que forment les femmes entre elles, que nous leur envions, nous aussi nous aimerions que l’on nous console, quand la vie nous accable, nous l’espérons de toute notre âme. Mais personne ne réconforte les hommes. Ils n’en ont pas besoin. Nous sommes dévorés par ce devoir de puissance, obligés d’être invulnérables, de refouler nos peurs et nos désespoirs au fond de nos ventres. Nous crevons du manque d’amour.
Extrait n°16
Elle aussi, ça lui est arrivé. Le plus effrayant, c’est que si ce n’était pas Madelaine, je m’en moquerais. Jusqu’à Madelaine, j’ai tourné les yeux. Mais quand cela tombe sur elle, pour la première fois, je ne peux pas dire que cela ne me fait rien. Le jour où Léon l’a touchée. Je n’ai pas vu. C’est elle qui le dit, juste après, les mains encore tremblantes. Nous sommes assis sur un talus gelé pourtant nous ne le sentons pas, les mots de Madelaine sont plus chauds et plus haineux que le froid de la terre. Je comprends que c’est fini, Léon ne sera plus jamais son père. Il ne faudra plus l’appeler ainsi. Il ne faudra plus jamais dire du bien – au fond, cela n’est pas très compliqué.
Extrait n°17
Pleurer érode encore un peu plus la vitalité qui fait tant défaut. À côté de l’absence des morts, il y a le soulagement de moins partager les rations de nourriture, on est moins serrés autour du feu. Alors personne ne saisit bien pourquoi Madelaine s’attriste pour un chien, quand tant d’hommes succombent déjà.
Extrait n°18
les parents voient s’éteindre leurs petits et ils ne peuvent rien faire, exsangues eux-mêmes et les mains vides. Et c’est cela la vie, crever ensemble sans autre solution, sans Dieu pour sauver le monde, un Dieu qui a déserté depuis longtemps cette région hostile. Les plus forts gagnent le droit de regarder mourir ceux qu’ils aiment. Les plus forts volent les plus faibles pour vivre encore un jour.
Extrait n°19
Ils se demandent ce qui se passera, quand ils auront planté leurs champs tièdes, ce qui viendra de mauvais pour équilibrer le monde, puisqu’une belle chose s’accompagne toujours d’une laide, et cela recommence, ils ne peuvent pas s’empêcher de craindre, même Madelaine qui n’a peur de rien, qui rendra coup pour coup au destin mais ce qui doit advenir adviendra. Ce printemps, ils s’en méfient. Ça fait des mines, ça virevolte, ça s’emballe, ça ne prévient pas. Un jour tout s’écroule. Un jour de gel, un jour de guerre, un jour de mort. On ne peut pas faire confiance à la vie. Les anciens transmettent de génération en génération la mémoire de la peste qui a tué un homme sur trois lors de la grande épidémie, il a suffi d’un navire et de rats infectés, cela a commencé en été, en juillet, le mois d’avant personne ne connaissait la maladie, personne n’aurait pu prédire ce qui allait arriver. Toute leur existence se cale sur cette incertitude. Il n’y a pas de lendemains infaillibles.
Extrait n°20
Il temps s’étire à en craquer. Cela semble impossible que la tragédie qui l’a jetée sur les chemins ne remonte qu’à la veille, cela fait des jours lui semble-t-il, des semaines, et les jours et les semaines à venir seront des années. Il y a cette distorsion de sa perception, le paradoxe entre la vivacité de sa mémoire avec le sang qui bouillonne encore en elle, et sa façon de regarder le drame avec une distance telle qu’il ne peut pas être d’hier, il a toujours existé – comme si Ambroisie-le-Fils avait toujours été mort – et Madelaine observe dans sa tête l’étrange scène et son regard est vide.
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