top of page

Miroir de nos peines - Pierre Lemaître

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 26 juin 2022
  • 6 min de lecture

C’est le troisième et dernier tome de cette trilogie consacrée au début du XXème siècle, couvrant l’époque des deux guerres mondiales. Le lien avec les tomes précédents est très ténu, alors que je m’attendais à retrouver certains personnages. Par contre, on retrouve bien le style de Pierre La maître dans un récit riche en évènements, avec des personnages hauts en couleurs et des liens compliqués entre-eux. J’ai bien aimé ce roman, mais avec un peu moins d’enthousiasme que pour les deux précédents que j’avais adorés.

Logiquement, ce tome couvre la période de la seconde guerre, plus précisément l’exode de 1940. On y suit alternativement des personnages différents : Louise, une institutrice est partie sur les traces de son demi-frère. Fernand, militaire accompagne un convoi de prisonniers forcés de quitter Paris. Désiré est un imposteur professionnel, tour à tour avocat, hait fonctionnaire, prêtre….Raoul et Gabriel, déserteurs dans la débâcle de juin 1940. A travers eux, on vit cette époque, Pierre Lemaître nous y plonge avec réalisme et une dose d’humour.


Extrait n°1

Gabriel n’avait pas peur de la guerre – ici, personne d’ailleurs ne la craignait, la ligne Maginot était réputée imprenable – mais il supportait difficilement cette atmosphère étroite et confinée qui, avec ses quarts de veille, ses tables pliantes le long des couloirs, ses chambrées exiguës et ses réserves d’eau potable, ressemblait à celle d’un sous-marin. La lumière lui manquait. Il n’y avait droit, comme tous les autres hommes, que trois heures par jour, c’étaient les instructions.


Extrait n°2

Pour Gabriel, la perspective d’être renvoyé dans ses foyers venait de disparaître. Ce qui le motivait ? Il n’était ni idéologue ni militant, encore moins héroïque. Quelle puissante raison avait-il alors de ne pas profiter d’une occasion que peu de soldats auraient laissée échapper ? Il lisait les journaux. Il n’avait jamais cru aux protestations pacifiques d’Hitler, les accords de Munich lui avaient semblé une folie, le vent qui soufflait d’Italie l’effrayait. Il n’avait pas renâclé à l’ordre de mobilisation générale parce qu’il pensait qu’il fallait s’opposer. Cette drôle de guerre qui ne ressemblait à rien en avait découragé plus d’un et c’est vrai qu’il s’était maintes fois demandé s’il ne serait pas plus utile en reprenant ses cours de mathématiques au collège de Dole. Mais la vie l’avait placé là, il était resté. L’invasion de la Norvège, la tension dans les Balkans, les « avertissements » des nazis à la Suède… Les dernières nouvelles lui faisaient penser que sa présence ne serait peut-être pas toujours vaine. Gabriel était, en vérité, un garçon plutôt craintif, peu enclin aux actions courageuses, mais qui reculait rarement devant le danger et trouvait d’obscures satisfactions dans les situations qui l’effrayaient le plus.


Extrait n° 3

Le bus déposa Désiré à trois cents mètres du palais de justice de Rouen, qu’il couvrit de son pas lent, mesuré, qui détonnait chez un homme de son âge (moins de trente ans, à coup sûr) et de son physique, plutôt mince, élancé, du genre à faire de l’athlétisme. Maître Désiré Migault monta les marches, alors que la foule intéressée par ce procès commençait à arriver, ainsi que les reporters locaux. Sans doute méditait-il l’acte d’accusation terrible qui allait peut-être expédier sa cliente à la guillotine et qui reposait sur deux éléments accablants : la préméditation et la tentative de dissimulation des corps. C’est peu dire que la situation de la jeune Valentine était délicate.


Extrait n°4

La France tout entière doit y croire à cette victoire, comprenez-vous ! Y croire ! Toute la France ! » Il s’était planté devant Désiré, qui le dépassait d’une tête. « C’est pour cela que nous sommes ici. En temps de guerre, une information juste est moins importante qu’une information réconfortante. Le vrai n’est pas notre sujet. Nous avons une mission plus haute, plus ambitieuse. Nous, nous avons en charge le moral des Français.


Extrait n°5

Car la difficulté de l’exercice était là : rassurer, informer, mais rester vague, parce que les Boches écoutaient, épiaient sans relâche, surveillaient, guettaient. Ne dites rien, répétaient les autorités. On avait placardé des affiches rappelant que tout ce qui était dit risquait d’être utile aux Allemands, une nouvelle vraie ou fausse pouvait se révéler plus décisive qu’une unité de chars, le véritable ministère de la Guerre, c’était le ministère de l’Information, et Désiré était son héraut. Le ministère avait convié le Tout-Paris. C’était la guerre, c’était la fête.


Extrait n°6

Elle imagina sa mère, à dix-neuf ans, apprenant qu’elle était enceinte. Elle qui avait perdu un enfant, comment avait-elle vécu la période où sa fille était devenue folle de n’avoir pas de bébé ? Louise chercha à retrouver les mots de consolation qu’elle avait prononcés, mais sa mémoire était troublée, même le visage de sa mère disparaissait, la femme qu’elle avait connue n’avait rien à voir avec celle qu’elle découvrait.


Extrait n°7

L’hospice des Enfants assistés était situé au 100, rue d’Enfer, on se demande parfois où l’administration a la tête…


Extrait n°8

Il était de plus en plus difficile de commenter sereinement le contexte à l’intention de la presse. Les reporters du front jouaient le jeu et chantaient les louanges de l’armée française, mais ils ne pouvaient masquer la déroute de Sedan, plus récemment la défaite dans les Flandres et maintenant le « mouvement arrière » (dixit Désiré) en direction de Dunkerque, où les troupes françaises protégeaient courageusement la retraite des Alliés afin d’éviter que tout ce petit monde soit balancé à la flotte. Désiré continuait, impavide, à assurer que « les Alliés luttaient admirablement », « contenaient l’avancée allemande » ou que « nos divisions défiaient les efforts de l’ennemi ». Or on savait pertinemment qu’il y avait plus de trois cent mille soldats en danger de se faire exterminer par l’armée nazie ou de se retrouver au fond de la Manche.


Extrait n°9

Fernand, en fumant une cigarette à la fenêtre de la salle à manger, observait cette effervescence en ruminant cette question du départ. Il y pensait sérieusement depuis cette messe à Notre-Dame, trois semaines plus tôt, épisode étonnant. Sa brigade mobile avait été convoquée pour assurer le service d’ordre sur le parvis. Une foule grave, serrée jusque sur les ponts de la Seine, semblait attendre le Messie. À la place de quoi on vit le vicaire capitulaire de Paris en chape d’or, mitre sur la tête et crosse en main, accueillir le président du Conseil, les ambassadeurs, les ministres d’État et M. Daladier. Fernand trouvait déjà surprenant de voir ces responsables politiques, radicaux, socialistes, francs-maçons, venir en délégation à Notre-Dame prier un dieu auquel ils ne croyaient pas, mais pour lui, le plus inquiétant était la présence d’un nombre considérable de militaires en grand uniforme. En voyant là le gratin de l’état-major, le maréchal Pétain, le général de Castelnau, le général Gouraud, etc., il s’était demandé si, en période d’invasion du pays par l’ennemi héréditaire, ces gars-là n’avaient rien de mieux à faire que de venir prendre un petit bout de messe.


Extrait n°10

Les cloches de Notre-Dame sonnèrent à la volée au-dessus de la foule recueillie. En voyant les membres du clergé et ceux du gouvernement quitter la cathédrale à pas lents, il était clair pour tout le monde que Dieu venait d’être nommé chef d’état-major.


Extrait n° 11

Les milliers de Parisiens qui chaque jour prenaient la tangente n’avaient qu’une direction, la Loire. On estimait que, passé Beaugency, l’armée allemande serait battue. Ou épuisée. Ou démotivée. Ou, mieux encore, que l’armée française serait parvenue à organiser un front de résistance ou, pourquoi pas, une contre-offensive, le fantasme s’enchaînait au cauchemar. Tout cela était inepte, mais l’idée, parce qu’elle avait son utilité, avait fait son chemin, s’était généralisée la nouvelle Jérusalem, c’était Orléans.



Extrait n°12

On repartit. Camions, fourgons, bennes, triporteurs, tombereaux tractés par des bœufs, autocars, camionnettes de livraison, tandems, corbillards, ambulances… La diversité des véhicules qui circulaient sur cette nationale semblait une vitrine du génie français. À quoi il faut ajouter la variété de ce que tous transportaient, valises, cartons à chapeau, édredons, bassines et lampes, cages à oiseaux, batteries de cuisine et portemanteaux, poupées, caisses en bois, malles en fer, niches à chien. Le pays venait d’ouvrir la plus grande brocante de son histoire.


Extrait n°13

Le crépuscule, qui en fait souvent trop, donnait à cet instant une gravité poignante. – Je n’ai jamais aimé qu’elle…, répétait-il. Ce constat, qu’il avait pourtant dû faire mille fois pour lui-même, le submergea. Les larmes revinrent, que Louise essuya une à une, se faisant l’étrange réflexion qu’elle était, somme toute, dans la même position que M. Jules. Tous deux avaient espéré être aimés par une femme que sa passion portait ailleurs. Ce constat la saisit à la gorge.


Extrait n°14

Non, s’il souriait aussi joliment à sœur Cécile, c’était uniquement pour gagner du temps. Non pas le temps bref qui sépare la question de la réponse, mais celui, bien plus conséquent, que, homme ou femme, on accorde toujours aux gens qui nous séduisent. Leur charme suspend pour un moment notre incrédulité, on rejette à plus tard l’examen des raisons que l’on aurait de douter au profit du plaisir de l’instant. Car les intonations de sœur Cécile ne relevaient pas de la moquerie. Elles éveillaient en lui une alerte qu’il repérait infailliblement. Quelqu’un doutait de son personnage.

Comments


bottom of page