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Premier sang - Amélie Nothomb


J’aime beaucoup la plupart des livres d’Amélie Nothomb, auteure dont j’apprécie beaucoup l’univers et le style. Son dernier roman « Mon sang » a une couleur plus personnelle puisqu’il s’agit de la vie de son père, plus précisément sa jeunesse jusqu’à ses premières missions de diplomate. Même si je préfère ses fictions, c’est un très bon « cru » ; j’ai passé un très bon moment de lecture en découvrant l’enfance assez atypique de Mr Nothomb ! En particulier, la première partie du roman est très réussie, dans un style très dynamique et avec beaucoup d’humour : les séjours au Château du grand-père, avec la horde d’enfants et les conditions de « survie » très spartiates sont magnifiquement écrits ! Ensuite, les premiers pas du jeune homme, diplomate en mission au Congo en pleine crise de la décolonisation, ont une connotation plus sérieuse et nous font découvrir un personnage attachant et loin des clichés du bureaucrate !

Si vous aimez Amélie Nothomb, vous ne serez pas déçus, si vous ne connaissez pas son œuvre, c’est un livre pour découvrir son style et comprendre d’où peut venir sa singularité !


Extrait n°1


– Non, Maman, j’aimerais beaucoup t’y accompagner.

– N’insiste pas, mon chéri, il n’y aura pas d’enfants.

– J’ai l’habitude qu’il n’y ait pas d’enfants.

Elle soupirait en levant un peu le menton. Cette expression me tuait : je comprenais que j’avais commis une faute aux yeux de cette femme inaccessible et sublime.

Bonne-Maman sentait que je souffrais.

– Allez vous promener au parc tous les deux, le petit a besoin d’air.

– L’air, l’air, toujours l’air !

Combien de fois ai-je entendu ma mère dire cela ? Elle trouvait absurdes ces considérations hygiénistes sur la nécessité de s’aérer. Respirer lui paraissait surfait. Quand elle partait, j’étais aussi triste que soulagé. Ce qui me désolait le plus était de comprendre qu’elle partageait mon double sentiment. Claude m’embrassait, me jetait un regard brisé et disparaissait à pas rapides. Ses chaussures à talons faisaient en s’éloignant un bruit superbe qui me rendait malade d’amour.


Extrait n°2

Le présent a commencé il y a vingt-huit ans. Aux balbutiements de ma conscience, je vois ma joie insolite d’exister. Insolite parce que insolente : autour de moi régnait le chagrin. J’avais huit mois quand mon père est mort dans un accident de déminage. Comme quoi, mourir est une tradition familiale.


Extrait n°3

Sa vie d’épouse comblée a duré deux années. À vingt-cinq ans, elle trouva son expression de veuve. Elle ne quitta jamais ce masque. Même son sourire était figé. La dureté s’empara de ce visage et le priva de sa jeunesse.


Extrait n°4

Il me fallut du sang-froid pour rejoindre la tribu dans la salle à manger. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’on ne m’y attendait pas. Le maître et la maîtresse de maison étaient assis au bout d’une longue table et entourés d’une jeune fille de dix-huit ans et d’un garçon de seize ans, qui appartenaient à une autre sphère. Le peuple des enfants occupait la moitié déshéritée de la table, celle où il n’y avait pas même de pain. Il allait de soi que j’y avais, sinon ma place, du moins mon emplacement. Mon grand-père prit un plat de viande et se servit, ensuite il tendit le plat à son épouse, qui en prit aussi peu que son mari en avait pris beaucoup et le passa après à la jeune fille. Ainsi procéda-t-on avec chaque plat.

Je m’étais assis à côté de Charles, mon presque jumeau. Le garçonnet tendait le cou pour regarder les plats et calculait à voix basse : « Jean se sert, après ce sera Lucie, puis Simon, bon, je n’aurai pas de viande, peut-être aurai-je des pommes de terre… »

Le droit d’aînesse se traduisait chez les Nothomb d’une manière alimentaire : plus on était âgé, plus on pouvait espérer manger. Quand les plats arrivèrent à Charles et moi, ils étaient presque vides.


Extrait n°5

Dans le train du retour, j’essayai de lire ce cadeau. L’enfance a cette vertu de ne pas essayer de répondre à la sotte question : « Est-ce que j’aime ? » Il s’agissait pour moi de découvrir. Je me frayai un chemin parmi ces poèmes escarpés. J’avais l’impression qu’on me proposait des ascensions trop difficiles. Il n’empêche que je me promis d’escalader ces hauteurs quand je serais alpiniste.


Extrait n°6

C’était la guerre. Je voudrais pouvoir affirmer que cela m’intéressait. Il est probable que je n’y ai pas compris grand-chose. À l’école, les professeurs, prudents, évitaient le sujet. Je me rappelle avoir dû descendre à la cave certaines nuits et avoir vu Bonne-Maman terrifiée.


Extrait n°7

– Hélas, Paddy, que va-t-on faire de toi ?

– Voyons, ma fille, dit Bonne-Maman, ton fils a de la ressource. Il est courtois, brillant, pacifique, éloquent… L’énumération de ces vertus me désolait : c’était le contraire de ce que je voulais être. Par ailleurs, où diable Bonne-Maman avait-elle capté que j’étais éloquent ? Je parlais à peine. C’était peut-être cela, d’ailleurs, qu’elle nommait éloquence.

– Quelle carrière entreprend-on avec de telles qualités ? gémit celle qui entendait dans ce portrait combien j’étais différent des Nothomb.

- Précisément, la carrière ! répondit Bonne-Maman.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogeai-je.

– La diplomatie.

– C’est quoi ?

– Voyons, Patrick, tu devrais le savoir. Les diplomates sont des gens qui représentent leur pays à l’étranger. Ils y aident leurs ressortissants et, parfois, ils empêchent les guerres d’éclater.

– Quel ennui ! soupirai-je. Les trois adultes éclatèrent de rire. J’étais au désespoir. Ainsi, mon talon d’Achille me condamnait à exercer un métier destiné aux gens courtois et pacifiques. Jamais !


Extrait n°8


Depuis cette affaire, il m’est resté un réflexe plein de sagesse : ne jamais tomber amoureux d’une femme sans l’avoir vue fâchée. La contrariété révèle la personnalité profonde. Tout le monde peut se mettre en colère, moi comme les autres, mais il y a un mur de différence entre la saine fâcherie et le visage offensé.


Extrait n°9

Mon fils s’appela André, comme mon père. Celui qui me transforma en père ne pouvait porter que le prénom de mon père. Quand je le pris dans mes bras, je ressentis un amour si grand que je ne trouvai aucun mot.

André fut un bébé fragile et inquiet. Il tombait facilement malade. Pierre Nothomb, avec qui je m’étais réconcilié, se déplaça à Bruxelles pour rencontrer son premier arrière-petit-enfant. Il récita des vers qu’il venait de composer et le bébé eut l’air de l’écouter avec émotion.

– Je savais que notre André serait un poète, déclara l’aïeul.

Chaque fois que je ne craignais pas de le déranger, je prenais André contre mon cœur. Le mystère renaissait à chaque étreinte : un gouffre d’amour, aussi vide que plein, me déchirait la poitrine. C’était une gigantesque interrogation : la paternité était ma vocation, je le sentais et, pourtant, je n’avais aucune idée de ce en quoi elle consistait.

Je comptais sur le bébé pour me l’enseigner.



Extrait n°10

Il est midi, le soleil dessine une lumière intransigeante, l’air distille des odeurs affolantes de végétation, je suis jeune et plein de santé, c’est trop bête de mourir, pas maintenant. Surtout ne pas prononcer de paroles historiques, je rêve de silence. Le bruit des détonations qui vont me massacrer déplaira à mes oreilles.



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