Mon vrai nom est Elisabeth - Adèle Yon
- deslivresetmoi72

- 18 août
- 11 min de lecture

Livre offert par une amie alors que je venais d’en entendre ou lire plusieurs critiques très élogieuses. Bien que le thème paraisse assez difficile de prime abord, ces analyses m’ont convaincue de le lire rapidement pour m’en faire ma propre idée.
Inclassable, ce livre est à la frontière entre essai, enquête sur un secret de famille, récit initiatique et personnel de l’autrice dans lequel s’entremêlent des problématiques très fortes telles que la part d’hérédité dans les troubles psychiques, l’histoire de la psychiatrie et des asiles, les discriminations dont les femmes ont fait l’objet dans l’accès aux soins et aux thérapies, la place des femmes dans les familles bourgeoises au milieu du XXème siècle, les secrets de famille et leurs répercussions sur les générations suivantes. J’ai trouvé la façon d’aborder tous ces thèmes très intéressante avec, certainement, un travail colossal de recherche et de documentation de l’autrice. On y apprend beaucoup sur la société de l’époque et le regard porté sur les troubles psychiques, y compris de la part des « soignants ».
La narratrice et autrice, jeune adulte, chercheuse en cinéma, est tenaillée par l’angoisse de devenir folle, les femmes de la famille ayant une fragilité mentale avérée depuis l’arrière-grand-mère Betsy, schizophrène diagnostiquée à l’issue des troubles apparus plus spécifiquement après la naissance de son deuxième enfant. Dans sa recherche de vérité sur l’histoire de cette aïeule, elle se heurte aux silences gênés de certains membres de la famille, à des idées reçues colportées de génération en génération et elle va peu à peu découvrir des éléments éclairant les causes probables de ses difficultés et surtout, des soins de l’époque qui n'ont probablement fait qu’accentuer la « folie » présumée de Betsy.
Concernant la partie plus romancée, la vie d’Elisabeth / Betsy, je suis plus nuancée, le livre ayant pour moi, le défaut de ces qualités…j’ai eu du mal à m’approprier ce personnage, Betsy est restée à distance en tant qu’objet d’étude et parfois, les nombreux personnages de sa famille, 10 frères et sœurs, 6 enfants et quantité de petits-enfants ont brouillé ma compréhension (un arbre généalogique de référence m’aurait bien aidée !). Je considère d’ailleurs plus ce livre comme un essai que comme un roman pour ces raisons. Mais il faut reconnaître que c’est par la curiosité suscitée chez le lecteur par la vie chaotique de Betsy que toutes les informations distillées par l’autrice passent touchant ainsi un plus grand lectorat qu’un essai sur l’histoire dont la psychiatrie a soigné les femmes cataloguées comme folles vers lequel, moi la premier, peu de monde serait allé. C’est donc un pari réussi d’Adèle Yon pour que le plus grand nombre s’empare de ces sujets et en prenne connaissance, éclairant aussi des sujets très actuels tels que le féminisme, les inégalités de prise en charge médicales entre hommes et femmes.
Extrait page 24
Lorsque mes grands-parents m’ont proposé de remonter une voiture avec eux depuis le Portugal jusqu’à Paris, j’ai su que j’allais le faire. Ouvrir une brèche, m’y engouffrer. Regarder ma grand-mère et lui dire dans les yeux : Betsy. Lorsque j’y pense, lorsque je pense à la cascade de mots bafouillés qu’il me faudra prononcer pour y arriver, je sens mon ventre se serrer. Comment basculer du silence au son d’un prénom plombé de secrets ? autrement dit : quelle est la meilleure manière de lâcher une bombe ? Par la suite, les choses deviendront plus aisées. Les membres de ma famille viendront me trouver, l’air curieux, l’air soupçonneux : Alors, il paraît que tu fais des recherches sur Betsy ? Ils ne diront jamais : Sur maman, sur ma grand-mère, sur ma sœur. Ils diront toujours : Sur Betsy. Mais pour l’instant, Betsy est un nom qui ne se prononce pas.
Extrait page 28
Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : A quoi ça lui aurait servi d’en parler ? Elle va très bien te grand-mère. Voir un psy peut être très dangereux. Parfois, ils mettent des choses dans la tête de leurs patients ou alors les patients, à force de ne penser qu’à eux-mêmes, finissent par s’inventer des traumatismes pour trouver une cause à leur souffrance. Ils ne se rendent pas compte que ce qui les fait souffrir est précisément de chercher ce qui les fait souffrir. Des familles entières ont été brisées parce que certains de leurs membres s’inventaient des traumatismes. Accusaient un père, un oncle, un grand-père d’inceste, par exemple, alors que c’était complètement faux. Non, il vaut mieux laisser le passé là où il est quand on a réussi à vivre avec. Ta grand-mère va très bien. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle a une extraordinaire capacité à oublier. Ce qui lui fait du mal, elle l’oublie.
Silence.
Mais en fait, qu’est-ce qu’elle avait ta mère ? Je demande.
Je ne sais pas, dit ma grand-mère. Elle n’a jamais été vraiment diagnostiquée.
Silence.
Mais si voyons. Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : Betsy était schizophrène.
Extrait page 38
Si je devais qualifier la relation qui se noue alors avec cette arrière-grand-mère que je n’ai pas connue, si j’avais suffisamment de souvenirs de cette période obscure qu’est l’adolescence pour le faire, je dirais que son idée fait naître ma première véritable peur : celle d’être folle. Il est aussi possible que cet événement advienne à la conjonction d’un certain tempérament exalté et d’une période acérée de la vie, qui installe durablement en moi le fantôme de cette aïeule.
Extrait page 57
Que me dit-elle ce jour-là, qu’ajoute-t-elle en particulier ce jour-là aux diverses conversations que nous aurons ensemble par la suite, et d’ailleurs précisément à partir de ce jour-là ? Je ne sais plus, mais je sais qu’au moment de quitter mon appartement, mon appartement du quatrième étage qui n’a pas d’ascenseur, alors qu’elle se trouve sur les marches en contrebas, en dessous de moi dans le tournant, presque à l’instant où elle va disparaître, je sais seulement qu’en cet instant où elle va disparaître elle se retourne et me dit : Je te remercie de faire ces recherches car je serais heureuse de savoir avant de mourir.
Je pense : il y a donc quelque chose à savoir ?
Extrait page 95
Physiquement, elle était très saccadée, elle voulait avoir des moments d’amour avec nous alors qu’elle ne nous a jamais pris dans ses bras, qu’elle ne nous a jamais bercés… Le problème c’est qu’on lui disait à peine merci. Elle écrivait une petite lettre gentille mais… ça n’a jamais été vraiment notre maman. Et moi, on me disait sans arrêt que je lui ressemblais. Mais c’est horrible quand on te dit ça, quand tu as une mère que tu ne sais pas aimer, que tu t’en veux de ne pas savoir aimer mais ce n’est pas vraiment ta mère, qu’en plus elle a une maladie mentale, que tu te dis : Je vais me coltiner la même chose il va y avoir une malade mentale dans la famille ça va être moi… Quand j’ai commencé à devenir une femme j’ai bloqué mes règles. J’ai eu mes règles très tard. Je ne voulais pas devenir une femme, tu vois ? Psychologiquement, j’ai bloqué mes règles. Tu vois ce que je veux dire ?
Extrait page 105
C’est donc sur cette petite photographie abandonnée au fond d’un dossier que je vois Betsy pour la première fois, c’est-à-dire une femme qui correspond à la créature de mes cauchemars, une femme âgée et pathétique qui, dans le silence de son regard, dit à demi-mot ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle n’a pas oublié.
Aujourd’hui, l’image horrifique que je m’en faisais et cette photographie de Betsy sont confondues et le visage que je voyais adolescente puis plus tard, lorsque je craignais de devenir malade, ne m’apparaît plus que confusément. Mais ce détail, qu’il y a un avant et un après la photographie, que je n’ai pas grandi en voyant le visage de cette arrière-grand-mère morte avant ma naissance, a toute son importance, car c’est à partir de cette place vide et des chimères – ces monstres composites- qu’elle me poussait à créer, que la peur, puis la fascination, sont nées. Il me faut ce visage figé sur un fond vert, la radicale visibilité de tout ce qu’il ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête. Je suis tombée sur ces deux yeux qui me fixaient depuis la mort.
Extrait page 174
BLANCHE-NEIGE ( UNE ARRIER-PETITE-FILLE) – L’interprétation ce n’est pas pareil que la perception. Je ne dis pas que la perception n’est pas importante. Le trauma, c’est la perception. Tu peux avoir l’impression d’avoir été abusée, alors que dans les fais ce n’était pas exactement ça, mais pour autant la perception que tu en as est légitime. Mais l’interprétation, c’est tout le récit qui se met ensuite, tout ce qu’on se raconte, et c’est ce qui empêche de trauma de disparaître. Par exemple, je trouve ça dangereux ce que tu fais. Dangereux pour toi. C’est pour ça qu’il y a un moment, moi, où j’arrête de chercher. Je crois que ce sont des terrains glissants. Comme tu ne sais pas ce que tu cherches, tu vas trouver des choses qui vont remplir un autre récit qui risque de se solidifier. Là où je trouve que c’est dangereux, c’est qu’il ne faut pas qu’il y ait un récit qui continue malgré nous.
Extrait page 195
Dès 1941, les articles sur la lobotomie s’accompagnent de photographies à sensation prises par Freeman lui-même avant, pendant et après l’opération. Il réalise des centaines de clichés que l’on peut supposer plus ou moins mis en scène : patiente dépenaillée, amaigrie, aux cheveux en bataille, avant la lobotomie, que l’on retrouve maquillée, coiffée, souriante, après.[…] Par ces images, Freeman cherche-t-il à combler la défaillance clinique de ses observations dont les résultats, généralement décrits en langage courant, résistent mal aux grilles d’évaluation traditionnelles ? Bien que la carence d’outils de mesure – carence spécifique, au sein du champ médical, à la psychiatrie – puisse sans doute expliquer son recours à la photographie, la nature de la démonstration de Freeman semble plutôt tenir au public visé : ses mises en scène photographiques ciblent avant tout le grand public et les lecteurs avides de la presse à sensation. Freeman a compris que pour populariser une procédure qui fait autant violence au sens commun, les démonstrations scientifiques ont moins de poids que les ressorts du spectaculaire. Il a compris que son succès ne dépend pas de la validation de ses pairs mais de la stupeur de la foule.
Extrait page 201
La presse à sensation, le pic à glace, la lobotomobile, participent de ce projet constant de Freeman de rendre la lobotomie, cognitivement, financièrement, affectivement, accessible et désirée du grand public. Il abandonne la blouse de médecin pour se constituer une persona proche du forain, dont le stand chirurgical s’ouvre sur les places de petites villes du pays comme celui d’un quelconque vendeur de glaces. Comme on se prête aux manipulations d’un magicien, les pères, les maris, les épouses, se présentent pour offrir le corps de leurs malades à l’expérimentation ; les électrochocs réalisés avant l’opération en annuleront tout souvenir, le consentement du malade n’est pas requis, le tout ne dure même pas une heure… Allons-y ! On verra bien.
Extrait page 221
La question n’est pas : est-ce que la lobotomie guérit ? La question n’est pas non plus tout à fait : est-ce que les symptômes ont disparu ? La question est : est-ce que la lobotomie permet de limiter les préjudices que le comportement du malade porte à son entourage ? Ainsi, à la suite d’une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre. Une patiente considérablement abêtie, apathique, mais qui ne présente plus les symptômes pour lesquels elle a dû être internée en premier lieu, c’est-à-dire avant tout les symptômes de violence envers elle-même, envers son entourage ou envers le personnel de l’asile, est une patiente guérie. Cela implique donc que diminuer cognitivement ou affectivement un individu a dans certains cas moins d’importance que de le rendre conforme aux exigences de la communauté sociale. Sur la hiérarchie des risques, la mort ou l’incapacité mentale de certaines patientes passent après le désagrément que représente leur comportement. Sans ce la comment comprendre qu’un traitement comportant entre 5 et 8% de risques de mortalité, un pourcentage d’amélioration des symptômes sur le long terme confiant au ridicule et une certitude de diminution des capacités cognitives ait pu être prescrit chez des patientes qui ne sont pas en danger de mort par des psychiatres de toute mouvance parfaitement conscients des risques ? Mieux vaut ne pas vivre ou vivre à moitié que de déranger la société humaine à laquelle on appartient. […]
La question qui se pose est alors la suivante : qui décide que le comportement d’un individu porte préjudice au bon fonctionnement du groupe ? Qui évalue la réalité des symptômes ? Le médecin qui ne fréquente pas la patiente ? Le tribunal ? La famille ? Le patient lui-même ? sur quels critères ? et surtout : de quel droit ?
Extrait page 279
La lobotomie, comme les opérations sur la sphère génitale avant elle, n’est que la traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle déjà à l’œuvre, par laquelle une grande partie de la population s’arroge légalement des droits sur le corps d’individus considérés comme inférieurs. Ceci pourrait constituer le premier facteur d’explication au fait qu’une majorité de femmes en ait été victime, et non loin derrière, d’enfants. Dans cette procédure, le corps apparaît comme une propriété de l’homme ( ou de la science, ou de l’institution) sur lequel des expérimentations peuvent librement être conduites.
Extrait page 281
A la lecture des dossiers des patientes de Bonneval, j’ai d’ailleurs constaté qu’un pourcentage élevé des femmes lobotomisées avaient également été victimes, à un moment de leur parcours, de violences sexuelles ou de traumatismes liés à la sexualité. Etant donné leur caractère tabou à l’époque des dossiers consultés ( 1945-1955), je suppose qu’une partie seulement des victimes d’abus intégrait l’événement au récit de leur maladie et que le nombre de femmes réellement concernées était nettement supérieur. J’ai également été frappée de constater que, lorsque la décision de lobotomie est anticipée ou suggérée par un membre de la famille, comme c’est le cas pour Betsy, l’historique familial témoigne généralement de rapports de pouvoirs installés entre cet individu (mari, père ou mère) et la patiente. La lobotomie n’est souvent que l’étape ultime d’un processus de négation de l’autre qui structure déjà les rapports familiaux.
Extrait page 349
De manière générale il y a beaucoup de jugement dans cette famille, surtout envers les femmes. Il ne faut pas que ça dépasse. Et Betsy elle dépassait de partout. Les larmes vont me venir, je trouve à ignoble de faire souffrir une femme comme ça. Elle a été traitée comme un chien. Comme un chien. C’était le rebut de la famille. Je ne sais pas s’il y a des responsables, mais de fait, elle a été victime. La vie s’est acharnée sur elle. De tous les côtés, elle a tout perdu. C’est horrible.[…]
Je lui demande si elle considère que l’histoire de Betsy, sa fréquentation, la connaissance de ce qui lui est arrivé, a exercé une influence sur elle.
Elle dit : « Cette histoire fait partie de moi. Maman a toujours vécu dans la terreur de reproduire cette histoire. Et ça n’a pas raté. C’est-à-dire que Violette, ma sœur, est quand même morte jeune de problématiques psychologiques. Tu te rends compte de cette malédiction ? La peur est très mauvaise conseillère. S’il y a bien un truc qu’il faut traiter chez une femme, c’est la peur. C’est vraiment quelque chose de grave, la peur, si on n’arrive pas à en sortir. Ça t’emmène dans des histoires terribles. Mamère, cette peur, elle nous l’a transmise. Moi je me suis échappée pour ne pas l’avoir mais Violette elle l’a prise de plein fouet, parce que c’était une innocente, parce qu’elle n’avait pas l’esprit de se méfier de quoi que ce soit. Alors que moi, je me méfiais de ma mère.
[…]
Maman et Betsy se ressemblaient, c’est pour ça que maman avait peur. Elles étaient trop libres pour leur époque, pour leur environnement.
Extrait page 359
Je pensais me sauver de l’aveuglement familial par la recherche. J’avais cette formation universitaire, j’étais une adepte des bibliothèques et des grimoires, je pouvais parler ce langage-là. Je pensais sauver une part de moi par une autre, panser l’affection par le savoir. J’ai découvert que les documents mentent – non, mentir n’est pas le mot-, qu’ils sont tout aussi partiaux que les individus, voire davantage encore, car le temps ne fait rien d’autre aux documents que de les effacer, alors qu’il rend l’individu plus sévère ( et donc plus silencieux) ou plus sensible ( et donc plus bavard). Les récits des individus sont étonnamment fragiles : ils peuvent se maintenir, identiques, dans le silence, pendant soixante-dix ans, puis se modifier sous nos yeux en quelques secondes, comme ces peintures rupestres qui s’évanouissent sur leur pan de roche sitôt qu’un rai de lumière les touche. Ils sont aussi étonnamment plastiques, bouffis d’images oubliées qu’un nom, un geste, une question, peut soudain faire surgir des entrailles de la terre.




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