Né d'aucune femme - Franck Bouysse
- deslivresetmoi72
- 21 oct. 2024
- 11 min de lecture

J’avais déjà repéré sans l’acheter car j’imaginais les thèmes trop « durs » et lourds, et après pas mal de lectures dans ce genre, j’avais envie d’autres choses. Mais, une amie grande lectrice et prescriptrice de bon nombre de mes lectures, me l’a mis dans les mains !
Après cette lecture, je suis assez perplexe, ce qui est sûr, c’est que ce roman me restera en mémoire. La quatrième de couverture évoque « un tumulte d’émotions aux mille nuances de nuit » (Sandra Benedetti pour L’Express) et c’est aussi ce que j’ai ressenti en découvrant ce récit. C’est un univers sombre, avec des scènes franchement sordides et choquantes, mais, par son talent d’écrivain, l’auteur réussit toujours à nous emmener vers une forme d’espoir de résilience. L’écriture est travaillée, maîtrisée et riche en nuances… Dans cette grande exigence sur la forme du texte, j’ai malgré tout été un peu gênée par le parti pris de l’auteur de ne presque jamais exprimer complètement les formes négatives, chose courante et devenue quasiment systématique à l’oral, mais plus surprenante dans un écrit littéraire, même si l’intention était, je pense, de coller au style d’expression des personnages. Ce doit être mon côté « stylo rouge d’instit qui exige les formes complètes de la part de ses élèves » !
Né d’aucune femme, c’est le récit de la vie de Rose, née dans une famille pauvre, placée par son père au service d’une famille contre une somme d’argent, vendue à cette famille donc… Cette famille, dysfonctionnelle, dans lesquelles les relations sont toxiques entre mère et fils, entre mari et femme, va l’utiliser comme un objet pour satisfaire leur perversion et concrétiser un plan machiavélique. Rose, très consciente de ce qui se joue, n’aura de cesse d’essayer de s’échapper, physiquement, ou psychologiquement de cette emprise. Ses carnets, dans lesquels elle a fini par tout consigner sont le point de départ du récit.
Extrait Page 10
Ça faisait longtemps que je me racontais plus d’histoire.
Les histoires qu’on raconte, celles qu’on se raconte. Les histoires sont des maisons aux murs de papier, et le loup rôde.
J’avais renoncé à partir… Pour aller où, d’abord ?
Les retours ne sont jamais sereins, toujours nourris des causes du départ. Que l’on s’en aille ou que l’on revienne, de gré ou bien de force, on est lourd des deux.
Extrait P 14
Janus, réputé pour sa fougue et sa part indomptable, héritage de la sauvagerie de ses ancêtres, soulève un sabot, le repose et le soulève de nouveau, toujours plus haut, toujours plus fort, observant ardemment l’enfant ; et les martèlements dévorent l’espace qui les sépare à peine. Il ne s’agit pas d’exprimer une véritable colère, plutôt l’esquisse d’une puissance animale. A cet instant, l’enfant devrait être terrifié. Il ne l’est pas. Ses yeux brillent de fierté, déclament un bonheur silencieux. Puis il baisse la tête, ferme les yeux. Attend. Attend que naisse enfin l’inconcevable lien, le temps de donner à l’animal l’occasion de l’épargner ou de lui offrir le néant. Peu importe ce qui se passera ensuite. Cela doit être.
Extrait P 17
J’ai appris que seules les questions importent, que les réponses ne sont que des certitudes mises à mal par le temps qui passe, que les questions sont du ressort de l’âme, et les réponses du ressort de la chair périssable.
Extrait P 37
C’était il y a quarante-quatre ans et je me souviens de tout. La flamme vacille à l’extrémité de la bougie torsadée. Elle ressemble à une petite danseuse prise dans la cire. Sa chevelure de fumée balaye une limaille de lettres agglutinées en mots autour de l’axe de l’histoire, cette confession dont me voici le dépositaire. Lorsque ma respiration s’accélère, puis se ralentit, je parviens à modifier le voyage des ombres mortifères sur le papier terni, et un visage inconnu m’apparaît, comme un rinceau sur un tombeau. Cette femme que je n’ai jamais rencontrée de ma vie, mais dont il me semble tout connaître, cette femme avec qui je n’ai pas fini de cheminer, avec qui je n’en aurai jamais fini. Alors, je me résous à laisser aller mon regard sur la première feuille, afin que disparaissent les ombres trompeuses, pour en faire naître de nouvelles, que je me prépare à découvrir, au risque de les assombrir plus encore. Ces ombres en éclats d’obscurité qui n’épargne rien ni personne, sinon dans la plus parfaite des nuits qu’est la mort, avant le grand jugement.
Extrait P 48
Une fois seule dans la cuisine, je suis directement allée ouvrir le grand bahut pour passer en revue ce qu’il y avait à l’intérieur. Côté ustensiles, je manquerais de rien. J’ai choisi une des casseroles en cuivre pendues au mur et je l’ai posée sur le fourneau. J’ai allumé la cuisinière avec du fagot et je l’ai nourrie avec les bûches entreposées à côté ? J’ai de suite versé de l’eau de la bassine dans la casserole, et je me suis mise à éplucher les légumes, que je plongeais au fur et à mesure dans l’eau. C’est à ce moment-là que ça m’est tombé dessus sans prévenir. MA famille est revenue, et les larmes se sont mises à couler d’un seul coup, pendant que je réalisais ce que j’allais devenir sans elle, loin de ma liberté, parce que, même miséreuse, il y avait quand même de la liberté dans ma vie aux Landes. J4en voulais à mon père, et aussi à ma mère. Je les maudissais de m’avoir fait naître, vu que tout ce qu’ils avaient à m’offrir, c’était d’être l’esclave de gens qui m’étaient rien et qui avaient tout l’air de vouloir m’en faire baver. Je continuais de pleurer tout en épluchant les légumes, et je tremblais, à pas pouvoir sortir le malheur de ma tête. Des bulles remontaient du fond de la casserole, comme si elles prenaient leur élan pour sauter en l’air, et j’aurais aimé qu’elles s’écrasent sur mes larmes, au lieu d’éclater pour rien à la surface. J4ai fini par me calmer au bout d’un moment, mais les mauvaises pensées ont pas arrêté de tourner pour autant.
Extrait P 96
Je me sentais humiliée. J’aurais eu envie de disparaître dans un trou pour plus jamais en sortir, de pas être du tout, parce que ça valait pas le coup d’être, si c’était juste pour vivre de cette façon. L’idée d’en finir m’est venue pour la première fois dans la tête, et j’avais pas encore quinze ans. […] En y réfléchissant plus tard dans ma chambre, ce qui me paraissait étrange, c’était que, tout le temps qu’elle m’avait parlé, j’avais pas eu l’impression qu’elle était tellement en colère, comme si elle se forçait à la paraître dans un but précis. La sanction promise, j’allais pas tarder à comprendre qu’elle ne dépendait pas de ma faute, qu’elle était décidée depuis que j’avais posé les pieds au château, et sûrement même avant que mon père m’ait vendue.
Extrait P108
Même si j’avais pas le temps de m’attarder sur les détails, j’ai parié sur une trentaine d’années, à tout casser le double de moi. J’avais entendu un jour ma mère dire, qu’à âge égal, les femmes étaient en vrai bien plus vieilles dans leur tête que n’importe quel bonhomme, que c’était une vérité qu’il fallait prendre en considération. Je suis pas sûre du mot vieille, bonhomme oui. Peut-être que c’était mûre et pas vieille qu’elle avait dit. Ce que je me rappelle avec certitude, c’est qu’elle avait dit ça très sérieusement devant mon père, qui avait pas eu l’air de comprendre de quoi elle parlait, et pas de qui non plus.
Extrait P 133
Ce soir-là, j’ai compris que c’était vraiment le diable qui m’avait fait souffrir, et qu’il reviendrait sûrement, maintenant qu’il avait goûté à moi. J’aurais voulu réfléchir à ce que je devais faire, mais je pouvais pas me concentrer suffisamment, sans cesse à guetter les bruits qui auraient pu annoncer son retour. Pour que tout recommence. J’ai serré les cuisses, paniquée à l’idée qu’il revienne me prendre. J’ai attendu.
[…] J’aurais voulu quitter la maison, en être capable, partir à travers les bois, retrouver maman, mes sœurs, et même mon père, lui, le responsable de mon malheur, mais j’étais incapable de bouger. Si seulement j’avais pu remuer un peu, je serais allée tuer le maître et la vieille, même si je savais pas comment faire, j’aurais essayé, avec le couteau d’Edmond, peut-être même avec mes mains, rien que mes mains. Mais je pouvais pas bouger.
[…]
Jamais j’oublierai cette nuit et le rêve dedans. Je me suis vue rêvant le rêve, comme si j’étais devenue le rêve lui-même, un rêve vide de rêve, un vide préférable à la vraie vie sur terre, avec l’espoir d’y trouver quelqu’un qui viendrait à mon secours en m’empêchant de le quitter pour toujours. Ce qui était le plus étrange en fin de compte, c’était que, pendant que je rêvais, je le savais. Je voulais rester dans le rêve, être le rêve, et plus la Rose sur terre. Quand je me suis réveillée, le pire de tout à accepter, c’était que j’étais plus le rêve, mais que je me souvenais de l’avoir été. C’est devenu le plus terrible des cauchemars, revenir sur la terre, sans avoir été capable de me sauver en restant dans le rêve que j’étais devenue pour un seul moment qui reviendrait peut-être jamais.
Extrait P 179
Tout le monde souhaite la mort de quelqu’un, à un moment ou à un autre de sa vie, elle a dit, sans presque détacher ses mots, comme s’ils s’appuyaient les uns sur les autres pour prendre leur élan, et quelle arrive au bout de ce qui avait tout l’air d’une vérité fondamentale à ses yeux. Vendre sa propre fille doit bien mériter un châtiment de cette nature, tu ne crois pas, elle a encore ajouté sur le même ton. La colère a balayé mes sanglots d’un coup. Vous vous en tirerez pas comme ça, je le jure. Elle a pris un air peiné. Oh, tu le jures, mais sur quoi au juste peux-tu le jurer, qu’est-ce qui a suffisamment de valeur dans ta misérable vie. J4ai levé la tête en l’air et, comme je répondais pas, elle a continué. Personne ne se soucie de toi là-haut, en revanche, nous t’avons accueillie sous notre toit, et voilà que tu nous remercies en nous menaçant, mais ma pauvre enfant, tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même de ce qui est arrivé. C’est la faute de ton père et la tienne aussi, même si j’imagine que cela est difficile à admettre. Je te laisse y réfléchir, si tu es capable d’un tel prodige. Elle s’est levée d’un coup. On aurait dit que quelqu’un venait de la tirer de par en haut avec une ficelle pour la mettre debout. En la regardant sortir, je me suis demandé jusqu’à quel point elle avait pas raison.
Extrait P 182
Quelque chose était mort en dedans de moi, et pourtant je pouvais encore respirer, me déplacer. Je faisais à manger, je m’occupais de la maison, et c’était pas une mince affaire de monter et descendre les escaliers avec les fers et la chaîne. Ca amusait rudement la vieille, qui ricanait de me regarder peiner. Je tenais même plus le compte des jours qui passaient, vu qu’un mort, ça veut juste échapper aux vivants, se reposer, s’endormir pour toujours, sans se préoccuper d’où il en est, même debout. C’est impuissant, un mort, et une morte encore plus, je crois bien.
Extrait P 229
Les infirmiers étaient en train de parler entre eux. Ils ont pas remarqué que la femme qui s’était jusque là sagement tenue au milieu de la cour s’approchait maintenant tout doucement de moi. J’étais pas bien rassurée, mais je voulais rien montrer. Et puis, il y avait rien de méchant dans son regard. Quand son ombre a fini par me toucher, ça m’a fait un drôle d’effet, comme si elle entrait dans moi, l’ombre, et qu’elle, cette femme, avait pas besoin de faire plus pour que je la comprenne, que son ombre était la seule chose dont elle pouvait me faire cadeau, même si elle en savait rien, parce que cette ombre, c’était la seule chose qu’on lui volerait jamais. Quand l’ombre m’a recouverte, j’ai ressenti une grande douceur, d’abord parce que je voyais plus les infirmiers derrière la femme, et ensuite parce qu’elle m’offrait naturellement la possibilité d’oublier les murs.
Extrait P 233
Ici, c’est pas la folie des autres qui me fait peur, c’est de pas pouvoir m’y réfugier moi.
Extrait P 235
Sûr qu’elle aurait préféré pas me rencontrer, jamais connaître ma vie, mais maintenant que je la lui ai mise dans les pattes, elle a plus le choix que de faire avec. C’est tout le problème des bonnes gens, ils savent pas quoi faire du malheur des autres. S’ils pouvaient en prendre un bout en douce, ils le feraient, mais ça ne fonctionne pas comme ça, personne peut attraper le malheur de quelqu’un, même pas un bout, juste imaginer le mal à sa propre mesure, c’est tout. J’en ai jamais voulu à Génie d’essayer. C’est sûrement pas confortable de se sentir coupable d’une chose qu’on n’a pas commise.
Extrait P 257
J’ai alors imaginé ce que pouvait être la grande obscurité d’avant ma naissance, une éternité qui avait pris fin au moment où j’étais sortie du ventre de ma mère, et aussi une autre éternité qui allait naître après ma mort, et qui aurait pas de fin, celle-là. J’étais coincé entre ces deux éternités, à penser à la folie que c’était de sortir de quelqu’un d’une éternité paisible pour le rendre conscient de la prochaine, tout ce temps passé à pas comprendre pourquoi on est au monde tous autant qu’on est, pourquoi on tient tant à la vie, à essayer de toujours repousser le grand mur de la mort, alors qu’il suffirait peut-être bien de l’escalader, ou de passer à travers pour plus se poser de questions. Parce que vivre, c’est précisément être coincé entre deux éternités, la première qu’on n’a jamais eu à choisir et la deuxième qui est l’œuvre de Dieu, à ce qu’on dit. Mais Dieu, si on a le malheur de pas le croiser en cours de route, on peut pas se faire à l’idée du rien d’après, à l’idée du destin qui ferait de nous des brindilles dans un courant plus ou moins fort, je me disais.
Extrait P 267
C’est toujours ce qui se passe avec les mots nouveaux, il faut les apprivoiser avant de s’en servir, faut les faire grandir, comme on sème une graine, et faut bien s’en occuper encore après, pas les abandonner au bord d’un chemin en se disant qu’ils se débrouilleront tout seuls, si on veut récolter ce qu’ils ont en germe.
Je sens bien que j’ai fini de vider mon sac de mots, qu’il m’en a manqué pour vraiment dire les choses comme je les ressentais au moment où je les ressentais, que des fois ceux que j’utilise collent pas exactement, que j’aurais besoin d’en connaître d’autres, plus savants, des mots avec plus de choses dedans. Les mots, j’ai appris à les aimer tous, les simples et les compliqués que je lisais dans le journal du maître, ceux que je comprends pas toujours et que j’aime quand même, juste parce qu’ils sonnent bien. La musique qui en sort souvent est capable de m’emmener ailleurs, de me faire voyager en faisant taire ce qu’ils ont dans le ventre, pour faire place à quelque chose de supérieur qui est du rêve. Je les appelle les mots magiciens : utopie, radieux, jovial, maladrerie, miscellanées, mitre, méridien, pyracantha, mausolée, billevesée, iota, ire, parangon, godelureau, mauresque, jurisprudence, confiteor, et tellement d’autres que j’ai retenus sans effort, pourtant sans connaître leur sens. Ils me semblent plus légers à porter que ceux qui disent Ils sont de la nourriture pour ce qui s’envolera de mon corps quand je serai morte, ma musique à moi. C’est peut-être ce qu’on appelle une âme.
Extrait P 289
C’est pour ça que j’aime la nuit, parce que le temps peut s’accrocher nulle part. Le nuit, la porte est grande ouverte aux bruits. Je m’endors toujours avec le même sifflement continu qu’au début je prenais pour du silence et qui est pas non plus du bruit. M’est avis que ce que j’entends, c’est la respiration de l’âme en train de trier le vécu pour fabriquer des souvenirs qu’on n’a même des fois jamais vécus, mais qu’on finit par admettre comme vérités. […]
Peut-être qu’on a des pouvoirs et qu’on le sait pas si on y réfléchit pas, si on fait pas attention aux signes.
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