On m'appelle Demon Copperhead- Barbara Kingsolver
- deslivresetmoi72
- 10 juin 2024
- 15 min de lecture

Je ressors emballée de cette lecture…et, chose rare, j’ai du mal à passer à un autre livre, tenue par l’envie de rester avec Demon et frustrée de ne pas profiter plus de ce qui s’amorce à la fin du livre !
J’ai mis un peu de temps à entrer vraiment dans l’histoire, mais ensuite, que régal de lecture ! Barbara Kingsolver a vraiment l’art de dépeindre avec réalisme et sans complaisance les situations de ses personnages. Certes, ce qu’elle raconte est une dure réalité, des scènes par fois glauques, à la limite du sordide, mais elle le fait avec beaucoup d’empathie pour ses personnages, sans pathos excessif en recontextualisant leurs déboires dans un environnement social, économique et politique. Elle excelle dans l’art d’insuffler des éclats d’espoir dans la succession d’épreuves que Demon va affronter.
Damon Field, surnommé Demon Copperhead, est le personnage principal et le narrateur : de sa naissance rocambolesque ( «Déjà, je me suis mis au monde tout seul. ») avec une mère qui lutte contre les démons de la dépendance à l’alcool et aux médicaments et un père décédé, au jeune homme qu’il deviendra, la vie s’acharne à mettre sur sa route nombres d’épreuves reflets d’une certaine société délaissée dans des états ruraux du sud des Etats-Unis : services sociaux de l’enfance défaillants, préjugés empreints de racisme, amis de plus en plus « paumés », accidents. Demon fera souvent les mauvais choix, le sachant souvent pertinemment lui-même, mais comme s’il était dans l’impossibilité de faire autrement, poussé par un déterminisme effrayant ou une vraie spirale d’autodestruction. Heureusement, quelques piliers, rares mais fidèles parmi les fidèles, seront toujours là pour lui et sa personnalité intrinsèquement bonne, gentille le sauvera plus d’une fois.
Barbara Kingsolver dit elle-même avoir été inspirée par David Copperfield de Dickens, et ce livre m’a donné envie de le lire, pour faire le parallèle entre les deux histoires. En tout cas, elle dépeint une certaine frange de la société américaine actuelle, gangrénée par la drogue, l’addiction aux médicaments et opiacés, avec beaucoup d’acuité et de clairvoyance. Ce roman pourrait constituer un véritable message d’alerte sur les ravages en cours à cause de ses substances dont la consommation explose !
Extrait n° 1
Ce gamin, s’il voulait avoir une chance de goûter aux belles choses, il aurait dû se faire livrer chez une mère riche ou intelligente ou chrétienne, en bref une mère clean. Tout le monde vous le dira, les enfants de ce monde sont marqués dès la sortie, tu gagnes ou tu perds. Sauf que moi, j’étais né pour croire aux super-héros. Mais est-ce que ce genre de métier existait, dans notre univers de mobil-homes ? Est-ce qu’ils s’étaient tous barrés de Smallville en quête de plus gros coups ? Sauver ou être sauvé, voilà la question. T’as envie de penser que rien n’est bouclé avant la dernière page.
Extrait n°2
Ma mère refusait de parler de la famille de mon père, ou même de ce qui l’avait tué. Seulement que c’était un sale accident dans un endroit où je ne devais jamais mettre les pieds et qu’on appelait la Baignoire du Diable. À vouloir cacher des choses aux enfants, on ne fait que planter des graines entre leurs deux oreilles, et dans ma petite tête elles n’ont fait que croître jusqu’à ce que j’imagine des morts plus atroces que tout ce que j’étais censé voir à la télé à cet âge. Au point que j’en ai développé une phobie des baignoires, mais par bonheur nous n’en possédions pas.
Extrait n°3
Le truc avec la ville, c’est que c’est immense. Vous pensez bien que j’avais déjà vu des villes à la télé comme ils te montrent rien d’autre (à part Animal Planet), donc je m’attendais à quelque chose comme ça. Seulement je m’étais mis dans la tête que t’avais qu’à tourner le coin de la rue et t’en étais sorti. Et là tu verrais des montagnes, des prés avec des vaches et des choses dans ce genre, vivantes. Que dalle. Quand tante June nous sortait, on descendait vingt ou trente rues, que des immeubles. On en voyait jamais la fin. Si vous faites partie des rares personnes à n’y être jamais allées, je vais vous dire ce que c’est une ville. Un sacré bordel et pas facile de s’en échapper.
Extrait n°4
Même si je suis exactement le même qu’avant, et pareil pour Maggot. Il a toujours été le même Maggot. C’est moi qui ai commencé à l’appeler comme ça. On était petits, et c’était super drôle. Et c’est moi qui ai continué. Parce que Matty Peggot va à l’école, et comment on va l’appeler là-bas sinon Matty Faggot, Matty la Pédale ? J’ai essayé de contourner l’obstacle. On lui en a donné des surnoms, je vais pas dire le contraire. Mais à part ce soir-là avec Stoner, on les disait pas si j’étais dans les parages. Je savais bien ce que les gens pensaient. Mais une pensée peut pas vraiment faire de mal tant que tu mets pas des mots dessus. Maintenant je sentais comme un ver dans mon cerveau qui rongeait et rongeait, qui crachait son poison, qui tentait de changer ma façon de voir Maggot. De changer la façon dont je me sentais quand les gens nous voyaient ensemble.
Extrait n°5
Elle est jeune, bien sûr, et elle a grandi parmi des gens bien, pas parfaits certes, mais qui finissent toujours par assumer leurs erreurs. Mariah a appris que comme on fait son lit on se couche. Elle est sûre que cet homme savait ce qui l’attendait et qu’il finira par regretter. Au bout du compte. Mais les méchants réfléchissent pas comme les autres. Le mal qu’ils font, c’est jamais grave. En revanche, le mal qu’on leur fait compte double.
Extrait n°6
J’arrivais pas à croire qu’elle allait me laisser avec Freddy Krueger, mais elle m’a fait ces yeux que j’avais vus chez maman un million de fois : Désolée. Et elle est partie dans ses petites bottes, tac, tac. Je me suis demandé si aux services sociaux ils font comme chez les Alcooliques anonymes et genre à la fin tu dois présenter tes excuses à tous les enfants que t’as entubés.
Extrait n°7
Un gamin de dix ans qui se défonce aux cachetons. Pauvres mômes. On est censés dire, regardez-les, ils ont fait de mauvais choix qui les a conduits à une vie de misère. Mais des vies se vivent là, en cet instant précis, se glissant entre les brossez-vous-les-dents, les bonne-nuit-les-petits et les chariots de supermarché remplis à ras bord, où ces mots n’ont pas cours. Des enfants, des choix. Ils étaient déjà pourris, les matériaux avec lesquels on devait construire notre vie. Notre seul repère, c’était un garçon plus âgé qui n’avait lui-même jamais connu la stabilité et qui essayait de nous rassurer. On avait la lune à la fenêtre pour nous sourire un instant et nous dire que le monde nous appartenait. Parce que nos parents s’étaient tirés et avaient tout laissé entre nos mains.
Extrait n°8
C’est pas que je voulais être méchant. Mais chaque fois que j’avais de la peine pour elle, quelque chose dans mon cerveau me disait, N’y va pas, c’est un piège. J’avais tout essayé avec maman et il me restait qu’une option possible avec elle. Me blinder.
Extrait n°9
Comme dit le proverbe : quand ils ont distribué l’intelligence, il a compris diligence, et il a raté la sienne. Ça, c’était Swap-Out. Tommy, par contre, il était futé comme un diable et trouvait moyen de se sortir de n’importe quelle situation, mais ensuite hop il replongeait aussitôt. On aurait dit qu’il choisissait d’être dans la merde, pour que personne ne lui prenne sa place. C’était pénible à voir.
Extrait n°10
Cet automne-là j’avais fait une liste de tout ce que je raconterais un jour à mon petit frère. Mais avec le temps, j’ai fini par n’avoir plus qu’une seule chose en tête, pour ce qui est de l’enfance. Dire à tous ceux qui ont la chance d’en avoir une : prends-la, cette merveilleuse enfance, et cours. Cache-toi. Aime-la de toutes tes forces. Parce qu’elle va te quitter pour plus jamais revenir.
Extrait n°11
Les commerciaux nous disaient que le cancer c’était un truc pour faire flipper les gens, que rien n’était prouvé. Que, comme d’habitude, les gens de la ville nous rabaissaient, nous et notre dur labeur, et tout ce qu’on faisait pour se nourrir : élever des veaux pour l’abattoir, extraire notre charbon, tirer sur Bambi au moment de la chasse. Et maintenant ces mêmes gens, qui sauraient même pas reconnaître un plant de tabac s’ils en voyaient un, disaient que c’était le diable en personne. Si Philip Morris et tous les autres savaient que le diable avait de vraies dents, ils s’étaient bien gardés de le faire savoir. Cultivez-le avec fierté et fumez-le avec fierté, qu’ils disaient, distribuant des autocollants qui répétaient la même chose. J’en revois des tas énormes à l’école, en libre-service.
Extrait n°12
Mrs Peggot, elle, me donnait tout le temps à manger et me disait que maman m’aimait plus que tout au monde. C’tait gentil de sa part de dire ça, même si je pensais, Pas vraiment. Elle aimait sa dope plus que moi. J’en avais du chemin à parcourir avant de comprendre que ça n’est pas si simple, la came versus la personne que tu aimes. Que le manque peut monter en pression à l’intérieur d’un corps et d’un esprit, en même temps que la capacité physique à tolérer sa drogue préférée diminue toujours plus. Et plus tu as passé de temps à souffrir entre deux prises, plus t’as de chances de chercher les étoiles trop haut la fois d’après. Ton premier gros rush de soulagement pourrait bien être le dernier. À force, c’est comme ça que j’en suis arrivé à voir maman à la fin : tendue de toutes les forces de son petit corps, à essayer de toucher le bleu du ciel, à chercher un peu de paix. Et à la trouver.
Extrait n°13
Creaky aimait nous traiter d’orphelins, et j’avais toujours été fier au fond de moi de pas vraiment en être un. Je faisais pareil qu’eux, ériger un mur, mais cette fois j’étais du bon côté. Maintenant j’étais passé du côté des pitoyables, et y avait pas gamin plus détruit que moi. Au début du service ils ont entonné Amazing Grace, et je ressentais exactement le contraire : avant je voyais mais maintenant j’étais devenu aveugle, j’avais été trouvé mais maintenant j’étais perdu.
Extrait n°14
On s’est rallongés tous les deux et elle m’a regardé dans les yeux, et on a été tristes ensemble un petit moment. J’oublierai jamais comment c’était. Comme ne pas avoir faim.
Extrait n°15
Mais avec tante June qui était si gentille et Emmy amoureuse de moi, j’étais devenu tout tendre. Je pensais que les Peggot ils étaient pas comme tous les autres, qu’ils étaient spéciaux, ce truc de Jésus, aime ton voisin comme toi-même. Putain de merde, j’avais pas encore compris ? Les histoires de catéchisme c’est juste un autre genre de bande dessinée de super-héros. Compter sur Jésus pour faire des miracles c’est pas plus réel que d’envoyer le Bat-signal.
Extrait n°16
C’était ça notre été : remplir cette benne au max, pendant un mois, six semaines, peu importe. Parce qu’elle part, puis revient à vide, et rebelote. C’était ça le monde réel où personne et rien ne va jamais mieux. À attendre d’avoir seize balais et de pouvoir quitter l’école, avec toute la vie devant moi pour me consacrer à un boulot de merde à plein temps.
Extrait n°17
Troisième voiture, une Caddy Deville. Elle était marron foncé, genre peau de daim, et le conducteur aussi. Un autre pasteur. Costume et cravate fine, coupe de cheveux impeccable, ni jeune ni vieux. La voiture, elle, elle était vieille. Il avait un air genre tout ce que t’as vu il l’a vu aussi. Il m’a demandé quel était mon fardeau et j’ai dit : onze ans, pas un sou, en cavale, et personne en a rien à cirer, ce qui est bien parti pour durer.
Extrait n°18
J’ai fini par me dire que j’allais sans doute survivre et qu’un bon bain ne pouvait pas me faire de mal, vu la crasse que j’avais accumulée au fil des jours. J’ai fait couler l’eau, retenu mon souffle, et j’ai mis un pied dedans. Et j’ai laissé glisser mes fesses dans l’eau la plus profonde où j’étais jamais entré. Je suis resté assis, nu et toujours vivant, et j’ai laissé une pleine cargaison d’infos pénétrer dans mon cerveau. Toute une vie à n’avoir personne, à m’inventer une mamée imaginaire, à me retrouver sur le carreau à chaque fois alors que les autres allaient dans leur famille : j’avais faux sur toute la ligne. J’en avais une de famille. Et ça faisait beaucoup à encaisser d’un seul coup, et pas la moindre idée de ce qui allait se passer ensuite.
Extrait n°19
Mieux vaut en savoir plus sur les gens qu’ils n’en savent sur toi.
Extrait n°20
Ma grand-mère était de ceux qui n’admettent jamais avoir tort, un point c’est tout. En ce qui me concerne elle hésitait entre deux choses. D’un côté, pas question de remettre sa chair et son sang entre les mains de ces bons à rien des services sociaux. Et de l’autre, plutôt se tirer une balle dans la tête que d’élever un garçon, donc voilà.
Extrait n°21
J’aimais pas trop l’idée de vivre dans la maison de cette femme morte. Qui s’occupe du bébé ? Un mari qui gère le foyer tout seul ? Y aurait personne pour lui rappeler que les gamins ont besoin de chaussures et de coupes de cheveux et de toutes les conneries qu’ils veulent pas vraiment mais qu’il faut avoir quand même pour être une personne digne de ce nom, genre du dentifrice. Des nouveaux classeurs à anneaux pour l’école. Non pas que j’avais attrapé la maladie de ma grand-mère, mais regardons les choses en face, les mecs peuvent parfois être très cons.
Extrait n°22
Je lui ai dit que je pouvais pas lutter contre sa malchance concernant la mort et l’asthme, mais que Noël était toujours sur la table. Elle a dit qu’elle voyait pas l’intérêt. L’intérêt, je lui ai dit en revenant, c’est les cadeaux. C’est pas du tout comme faire des courses. Les gens te donnent des choses que tu savais même pas que t’en avais envie. Ou que t’avais peur de demander parce que beaucoup trop chères. Elle a trouvé que c’était du gaspillage. Être surpris, c’est ça l’intérêt, je lui ai dit. Attendre, c’est ça l’intérêt. Voir des paquets mystérieux emballés dans du papier s’empiler sous l’arbre, les secouer et fouiller dedans jusqu’à ce que t’aies l’impression d’être un chat qui va mourir de curiosité. Et rien à foutre que maman ait jamais eu deux dollars en poche et achetait tous mes cadeaux au rabais, on fêtait quand même Noël. Au point d’être trop excité pour dormir, d’attendre de toutes mes petites forces de gamin le clic clac des sabots des rennes sur le toit de notre mobil-home sans cheminée ? Totalement.
Extrait n°23
Pourquoi vouloir à ce point retourner à l’endroit où mon enfance avait été broyée ? Après y être allé, je l’ai su. La raison c’était le pouvoir. Regarder la Maison du Diable droit dans les yeux et hurler à tout ce qui grouillait à l’intérieur, prêt à l’attaque, « Fuck you. Fuck tes raclées, fuck pour nous avoir fait crever de faim et pour nous avoir tous mais surtout Tommy donné envie de mourir. Fuck pour m’avoir rendu heureux que ce soit lui et pas moi. » Vomir et cracher sur l’herbe gelée. Tourner le dos au mal et partir.
Extrait n°24
Sa victoire loupée à son truc d’intelligence, ça avait été un coup dur, mais dans ses bons jours elle était toujours la première à me dire qu’il fallait croire à la grande aventure, enfin bref à la vie. Parce que c’est pas forcément pourri, une fois de temps en temps ça le fait.
Extrait n°25
On avait pas tant que ça besoin d’être éduqué pour être mineur, alors ils ont laissé les écoles pourrir. Et ils ont bien veillé à ce qu’aucune fabrique ou usine ne passe la porte. Rien que le charbon. Encore aujourd’hui, il faut en faire du trajet pour trouver un autre boulot. Pas un hasard, a dit Mr Armstrong, et pour une fois on l’a cru, parce qu’au fond de nos pauvres boîtes crâniennes les pièces du puzzle s’assemblaient et c’est toute la terrible logique de notre monde qui nous apparaissait. Les pères en caleçon à la maison à siffler leur bière, les mères à l’épicerie avec leurs bons alimentaires. Les recruteurs de l’armée avec leurs boutons dorés venus récolter leur jackpot de personnes sans avenir. Merde.
Le problème quand on étudie nos origines c’est qu’on finit par avoir envie de frapper quelqu’un, par exemple Bettina Cook et tout le tintouin. (Faut pas rêver. Son père étant à la tête des supporters de football et grand donateur.) Autrefois nous menions une vie honnête, consacrée tout entière à Dieu et au pays. Puis le monde a changé. Désormais, il n’y a plus de Dieu, et plus de pays, mais l’idée que le charbon est un don de Dieu, tu l’as toujours dans le sang et t’as envie d’y croire. Parce que sinon c’est une arnaque de plus …
Extrait n°26
Cette histoire que je raconte, c’est pour y voir plus clair. C’est une maladie, plein de gens vous disent ça aujourd’hui, que ce soient les cabossés de la vie qui se font réparer aux réunions des Narcotiques anonymes ou les docteurs bien sapés. Très bien. Mais d’où est-ce ça vient, ce manque, cette maladie. De la manière dont je suis né, de ceux qui m’ont fait, ou des gens avec qui j’ ai traîné plus tard ? Tout le monde te met en garde contre les mauvaises influences, mais c’est ce que t’as à l’intérieur de toi qui finit par te démolir. Ce truc que t’as dans les tripes, comme ces matous qui rôdent dans la nuit sans lune et se dévorent entre eux. Les espoirs insensés qui ne te lâchent pas : les paroles parfaites que tu voudrais pouvoir dire à quelqu’un pour qu’il te voie, ou qu’il t’aime, et qu’il reste. Ou les mots que tu voudrais pouvoir dire à ton miroir. Pour la même raison.
Extrait n°27
Où commence la route vers la perdition ? C’est pour comprendre qu’on pose tout ça sur le papier, en tout cas c’est ce qu’on m’a dit. Mettre le doigt sur un choix que t’as fait. Ou qu’on a fait à ta place. Par exemple, les brutes qui ont gâté en toi le lait et le miel de la tendresse humaine, ou ceux qui les ont précédés et ont gâté les leurs.
Extrait n°28
Alors je craquais, je prenais deux ou trois cachetons et tout recommençait. D’habitude, quelques Perc et un Oxy le matin suffisaient à me rendre fonctionnel pendant la journée de cours, puis fallait attendre que passent l’après-midi et le soir jusqu’à, jusqu’à. Jusqu’à l’heure suivante qui ne serait pas complètement horrible, achetée et payée avec un autre cacheton. La douleur, c’était pas ça la question. La douleur, c’est genre comme un bruit ou une très mauvaise odeur. T’es là, la douleur est là, poing contre poing vous faites votre deal. Ce dont je suis en train de parler c’est d’une sensation dans ton sang et tes poumons, comme si t’avais été mordu par un serpent à l’intérieur. Grelottant, les intestins en bouillie, un corps dont tu veux pas que quelqu’un s’approche tant que t’auras pas arrangé les choses. La question c’est : quand le flacon sera-t-il épuisé ?
Extrait n°29
Je faisais anglais renforcé, une perte de temps, et je devais lire des livres. Cependant, y en a quelques-uns que j’ai finis sans m’en rendre compte. […] Pareil pour le bouquin de Charles Dickens, un type hyper vieux, mort depuis un bail et étranger en plus de ça, mais putain, il les connaissait, les gamins et les orphelins qui se faisaient entuber et dont personne avait rien à branler. T’aurais cru qu’il était d’ici.
Extrait n°30
Montrez-le moi ce monde, à la télé ou au cinéma. Nous les gens de la campagne, on est nulle part. C’est un drôle d’état, être invisible. Tu peux en arriver au point où t’as besoin de faire le plus de bruit possible pour te sentir encore en vie.
Extrait n°31
Je lui ai dit que si ça pouvait la consoler, Mr Armstrong était le chouchou des cinquièmes. Les gamins passaient leur temps à essayer de le foutre en rogne, mais finissaient toujours de son côté. Elle le savait. « C’est pas les enfants, le problème. C’est leurs parents. Certains ont carrément formé un genre de club anti-Armstrong. Ils admettront jamais qu’ils sont racistes, du coup ils veulent le faire virer parce que soi-disant il est communiste. Comme s’ils savaient ce que c’est ! » J’ai dit qu’ils avaient sans doute peur qu’il nous mette des idées dans le crâne. Elle a souri. « T’imagines. Un prof qui mettrait des idées dans la tête de ses élèves.
Extrait n°32
Parfois je pensais à Miss Betsy et Mr Dick, ce qu’ils penseraient s’ils me voyaient maintenant. Les mots qu’il avait envoyés dans les airs sur un cerf-volant, plaçant de l’espoir en moi. J’avais beau être un pauvre type, je n’étais ni faux ni cruel, en principe. Et si les efforts ne comptent pas pour du beurre, j’assurais de ce coté-là. L’addiction, c’est pas pour les paresseux. Les dangers qui n’en finissent pas, les pièges mortels qui te guettent, et ça c’est juste la drogue, je parle même pas des gens.
Extrait n°33
Le plus extraordinaire c’est que tu peux commencer ta vie avec rien, la finir avec rien, et perdre tant de choses entre temps.
Extrait n°34
Le jour où tout est arrivé, celui où j’ai touché le fond, comme on dit entre nous, c’était en juin. Une de ces journées chaudes et pluvieuses où t’as l’impression de respirer ta propre haleine dans un sac en papier.
Extrait n°35
L’équipe d’intervention d’urgence qui est arrivée, parce qu’elle a fini par arriver à la tombée de la nuit, clôturant ainsi le jour le plus long de ma vie, apporterait trois brancards. Un pour chaque cadavre, et un pour moi. On m’avait compté parmi les victimes. J’avais fait le plus dur, rester en vie.
Extrait n°36
J’ai pensé à ce qu’avait dit Rose, qu’elle voulait qu’on souffre, tous autant qu’on était, parce qu’elle souffrait à en crever. C’est à se demander à quel point la marche du monde est alimentée par ce feu-là.
Extrait n°37
De retour dans la voiture, direction l’Ouest, j’ai essayé d’imaginer un endroit sur la planète Terre où je pourrais me sentir heureux. Je me suis retrouvé les mains vides. Puis j’ai cherché un endroit où je supporterais d’être. Toujours rien. Maison, véhicule, cour, pré, rien ne me venait à l’esprit. Aucun endroit. De quoi en conclure qu’il valait mieux être mort.
Extrait n°38
Mes dessins bizarres ont ainsi trouvé quelques adeptes qui ont fait des petits, et au bout d’un an j’ai vendu des abonnements. Pas tant que ça. Mais c’était pas l’argent qui me motivait. J’avais appris une chose avec Mr Armstrong, tout en faisant mon possible pour rester ignare : une bonne histoire ne se contente pas de recopier la vie, elle la bouscule.
Extrait n°39
Il était temps de repartir. Le soleil posait comme un vernis sur les maisons et les boîtes aux lettres. Tout ce que je regardais me faisait monter les larmes aux yeux. C’était comme tomber amoureux de quelqu’un qui est déjà marié. Je ne pourrais jamais avoir tout ça. Rester ici, seul et sobre, était au-dessus de mes forces. Et pourtant c’est ce que je désirais, de toutes les parcelles de mon corps.
Extrait n°40
J’avais un pincement au cœur chaque fois qu’elle prononçait son nom, parce que j’avais très envie de la voir et en même temps pas du tout. Tout le reste avait changé. Donc elle aurait changé. Et j’allais pas le supporter.
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