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Opus 77 - Alexis Ragougneau

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 3 janv. 2020
  • 6 min de lecture

Formidable roman découvert grâce au jury de lecteurs organisé par la librairie La Galerne de ma ville, le Havre. L’histoire est originale, prenante et envoûtante : j’ai eu du mal à lâcher après l’avoir commencée, ce qui ne m’était pas arrivé depuis un bon moment ! Donc, en ce qui me concerne, c’est un gros coup de cœur pour Opus 77, et si les autres romans sélectionnés par La Galerne pour son jury sont du même niveau, ça va être un grand plaisir d’y participer !


Dans la famille Claessens, on vit « musique », on pense « musique », on respire « musique »…la musique fait partie de la famille et occupe la première place. Le père, pianiste devenu ensuite chef d’orchestre, règne sur sa famille comme sur son orchestre : exigeant, intransigeant, un peu mécanique, il laisse peu de place aux émotions et aux sentiments. La Mère Yaël, venue en France pour le suivre, était une chanteuse lyrique à l’avenir prometteur, mais elle a perdu sa voix, et sa raison, elle s’est étiolée, sombrant dans une dépression grave. Les deux enfants sont des prodiges : L’aîné, David, a défié son père dès le plus jeune âge en jetant son dévolu sur le violon au lieu du piano alors que sa sœur, Ariane, la narratrice, s’est conformé au vœu paternel et s’est mise au piano. Chacun est un virtuose… mais ce qui aurait dû les unir, leur passion commune pour la musique, va au contraire les séparer et faire exploser la cellule familiale. A fil du roman, l’auteur égratigne assez sévèrement le milieu fermé de la musique classique, microcosme élitiste et sans pitié avec ses trahisons, complots, alliances, rumeurs et conspirations.


Le texte n’est pas linéaire : le récit de l’enfance et de l’adolescence est entrecoupé par celui de la fin de vie du père ! Si c’est un peu perturbant parfois, ce procédé crée une tension et une attente palpitante chez le lecteur. Le ton d’Ariane tour à tour sensible, direct voire cru, imagé ou parfois plus poétique rythme également le récit en y ajoutant les nuances qui le rendent plus « vivant ».


Extrait 1

Sous le capot de ma Porsche de 1977 il y a une petite bombe de trois litres et six cylindres à plat délivrant cent quatre-vingt-quinze chevaux. Mais aucun système de sécurité. Pas de correcteur de trajectoire. Sous la pluie cette automobile est une vraie savonnette. Ni airbag, ni capteur anti-retournement. Rien de rien. Quant à la ceinture de sécurité, j’oublie toujours de la boucler. Même les gendarmes ne m’y font pas penser.

En pleine nuit, après le concert, surtout quand la route est sinueuse et mouillée, j’adore conduire à tombeau ouvert.



Extrait 2

Tu n’aimes pas parler juste après avoir joué. (C’est, entre multiples choses, ce qui nous rapproche, le grand frère et la petite sœur, cette attitude quasi mutique, pendant bien une demi-heure, dont personne n’arrive à nous tirer.) Notre silence fait de nous des complices, depuis l’enfance, depuis la nuit des temps. La ville entière peut-être mise à sac, à feu et à sang, les deux Claessens auront toujours ce reflexe partagé, ce temps de latence avant de commencer, ce temps de résonance après avoir fini de jouer, qui met le monde à distance, qui fait de notre fratrie une cité à part entière, aux frontières étroitement contrôlées, aux accès difficiles. Entre ces deux silences, à l’intérieur, nous bâtissons une forteresse de notes, infranchissables, imprenable, pourtant si belle à écouter de l’extérieur.



Extrait 3

Très vite, tu as voulu vibrer. C’était le timbre de notre mère que tu cherchais à imiter. Ce timbre si particulier, que nous avions tant entendu dans notre petite enfance, et puis qui s’était tu. Ce timbre-là que tu essayais jour et nuit de reproduire, de mémoire. Pour que ton son se rapproche du sien, il te fallait expérimenter cette technique si particulière, ce mouvement conjugué du poignet et de l’avant-bras transmis au gras du doigt, entraînant une oscillation du son autour de la note jouée. Le vibrato, ce qui fait d’un violoniste ce qu’il est, ce qui le rend immédiatement reconnaissable à l’oreille de tous.



Extrait 4

Je n’ai participé qu’à un seul concours, près de deux ans après le scandale de Bruxelles, mon frère enfui dans son bunker, et tout ce qui s’est ensuivi du côté de mon père. J’avais tout juste dix-huit ans. Ma carrière n’avait pas encore décollé mais déjà j’étais mal vue en Europe, un peu parce que j’étais belle, donc superficielle, beaucoup parce que je m’appelais Claessens. La fille du chef qui avait… La sœur du violoniste qui s’était… Enfin, tout le monde était au courant.



Extrait 5

Hypothèse de départ, hypothèse de colère : tu n’existes qu’à travers ton conflit au père. Si l’on t’enlève cette colonne vertébrale, tu t’effondres comme une poupée de chiffon. Sans cette opposition frontale, consciente ou non, née d’une course enfantine sur la scène du Victoria Hall, tu n’es qu’un petit bourgeois paumé, un gosse de riche foncièrement transparent.

Cette plaie, purulente depuis tant d’années, comme tu aimes la gratter, l’entretenir, la soigner pour mieux la rouvrir. Tu as beau jeu de te poser en victime de Claessens ; le grand rival, le père soi-disant castrateur, assoiffé de pouvoir, obsédé par l’astiquage de sa statue du Commandeur ; comme tu l’aimes, cette statue, comme tu la vénères ; tu as grandi dans son ombre, tu t’y es adossé si souvent, même si parfois tu as aussi pissé dessus ; toi, le Fils, prodige ou prodigue, à la fin on ne sait plus, tu t’en entiché de ton propre malheur. Il n’y a qu’à voir ce que tu nous as fait en finale à Bruxelles. Désormais, tu cultives ta singularité dans tes hauteurs valaisannes, supérieur, complaisant, méprisant. Et lorsque la statue finit par s’effondrer, rongée par la rouille, bouffée de l’intérieur, tu ne trouves rien d’autre à faire que de m’envoyer des petites cassettes du temps passé.



Extrait 6

Une fois sa réputation internationale acquise, il est aussi de bon ton que le chef s’investisse pour la paix dans le monde. Ainsi va-t-il jusqu’à financer et accueillir à Genève un orchestre formé de jeunes musiciens israéliens et palestiniens. C’est ce qui s’appelle l’ironie du sort. Tandis qu’il peaufine son statut de Nobel potentiel, Claessens délaisse sa femme, artiste lyrique formée à Tel-Aviv, vieillie avant l’heure, en panne de contrats, en panne de voix, en panne d’amour.



Extrait 7

Mes mains s’agitent sur le clavier, toujours très rapprochées. Dans les silences, les interstices, quand mon piano se tait, s’insinue le cri de ma mère. Alors je joue pour la faire taire. Et pour que cesse sa douleur.



Extrait 8

Et puis les violonistes vivent et voyagent avec leur instrument ; il fait office de doudou dans les moments difficiles, les plages de dépression ; le violon est le meilleur ami du violoniste, sa boussole, sa part d’enfance aussi, il en s’en sépare pour ainsi dire jamais ; l’étui qui le protège est une véritable maison en miniature, il recèle tout un tas de souvenirs, de photos, de porte-bonheur qu’il fait bon regarder ou toucher à quelque minutes du concert, quand le stress est si fort qu’il donne envie de vomir.

Le pianiste, lui, n’a guère la possibilité de voyager avec le paquebot qui lui sert d’instrument. Chaque soir, il faut faire connaissance, se confier à un parfait inconnu, lui dire ses joies et ses souffrances. Qui s’étonnera encore des difficultés qu’ont certains d’entre-nous à s’attacher ? Que voulez-vous, moi je papillonne, de piano en piano, et parfois d’hommes en homme.



Extrait 9

Je t’ai vu, ce soir-là, sur la scène du Palais des Beaux-Arts. Je t’ai vu faire ce que tout musicien rêve d’accomplir un jour. Parler à Dieu le Père. Rang F, place 16, j’étais là, je te dis, je t’ai vu faire. Et aussitôt après tu as refermé la portière en me laissant dehors.

J’ai vu ton visage, grand frère, tandis que tu jouais l’Opus 77. C’était le visage du Christ sur sa croix. Souffrance extrême. Extase totale. L’union intime avec la musique, joyeuse et douloureuse. Tu as creusé si profond en toi, grâce à cette partition, que tu as fini par la trouver, cette porte de sortie. Le centre de la terre, voilà par où tu es passé, le noyau de toutes choses, puis tu es ressorti par l’autre côté, aux antipodes.

Je te comprends, va, je te comprends, grand frère. Ce doit être difficile de revenir. Quand bien même il y aurait, quelque part dans un autre hémisphère, ta rouquine de sœur hurlant à la mort. Je comprends que tu sois tenté de rester tout là-bas. Moi-même, si cela m’arrivait un jour… Enfin, je ne sais pas.



Extrait 10

La vérité est que l’on perd à tous les coups. Se plier au jeu de l’image et de l’exposition médiatique, c’est se consumer dans la lumière, s’égarer, ne plus reconnaître son image dans le miroir. Refuser les règles, c’est se condamner à la quête solitaire, à l’errance, à l’épuisement ; à force de s’en vouloir d’être passée à côté du succès, on finit par s’assécher, se ratatiner, vieillir avant l’heure.

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