Oublier Klara - Isabelle Autissier
- deslivresetmoi72
- 19 août 2019
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 janv. 2020

Après avoir déjà lu « Soudain, seuls » d’Isabelle Autissier, j’ai acheté et lu « Oublier Klara ». Dans ce roman, si on retrouve les thèmes proches de l’auteure-navigatrice, la mer, la pêche, la préservation de la nature, il y a aussi tout un fond historique très intéressant au cœur de l’intrigue.
Iouri a quitté la Russie en 1994 pour construire sa vie aux Etats-Unis, avec son compagnon Stephan et sa passion intacte pour l’ornithologie. Iouri est le fils de Rubin et le petit-fils de Klara. S’il revient à Mourmansk, c’est parce que son père Rubin est mourant. La relation entre le père et le fils est tendue, froide…Mais ce que Iouri ne savait pas en revenant dans sa ville natale, c’est que les dernières paroles de son père allaient le projeter sur les traces de son passé.
Dans cette famille à la communication inexistante, Iouri a grandi entouré de secrets et de non-dits, entre une mère distante et un père brutal. Il découvre donc que sa grand-mère Klara, géologue émérite, a été arrêtée et envoyée au goulag pour trahison. C’est l’histoire de cette grand-mère qu’il va reconstituer au prix de nombreuses démarches. Cette quête va lui faire découvrir plusieurs pans du passé et l’aider à mieux comprendre son père et ce qui a forgé son caractère.
Isabelle Autissier a une belle plume et nous fait voyager dans une autre époque. Le récit est très intéressant et prenant, ponctué de passages quasi poétiques sur la mer, la pêche. Elle décrit également parfaitement les sentiments et rend bien compte des interactions entre les personnages. Très beau récit, lecture très agréable que je recommande à tous ceux qui aiment les récits « de famille » qui suivent plusieurs générations et aussi à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire récente de la Russie.
Un seul bémol, tout petit…dû à l’éditeur : la seule chose qui ait gâché un peu ma lecture, c’est la présence de nombreuses fautes, quelques coquilles certes, mais surtout des fautes de conjugaison assez exaspérantes !
Extraits
Qu’avait-elle fait ? Qu’était-elle devenue ? Il savait ces questions inutiles, mais ne pouvait s’empêcher de se les poser. Etait-il le petit-fils d’une résistante visionnaire, d’une simple victime d’une jalousie professionnelle ou d’une idiote qui avait fait une mauvaise plaisanterie ? Devait-il s’honorer d’avoir pour aïeule cette femme qui avait fait basculer le roman familial ? Au nom de quoi cette trace indélébile avait-elle été infligée, bouleversant la vie de son père et la sienne ?
Le port était calme et froid. La lumière, à son maximum en ce début d’après-midi d’hiver, argentait légèrement les eaux sombres. Pour le reste, il n’était question que de métal et de béton, d’angles et de lignes, de noirs, de rouilles, de gris. Iouri y trouva une certaine beauté, de celle que l’on a tant fréquentée qu’on ne la remarque plus, un dépouillement, une décrépitude qui trahissait une forme de sincérité. Derrière chaque grue à l’arrêt, chaque tôle mal repeinte, il voyait le travail de générations, forcé ou enthousiaste, l’œuvre des hommes, fragile, qui ne résiste pas au temps. Il les avait connus dans son enfance, ces êtres, les avait oubliés et les retrouvait soudain : les grands, les maigres, les mal fagotés, les méchants, les rêveurs, les obstinés, tous ceux qui s’étaient pressés ici, sous la neige, le soleil ou la pluie. Il se sentait d’humeur nostalgique, aurait voulu les serrer tous contre lui, ces sans-grade, leur faire croire ; l’espace d’un instant, que leur labeur n’avait pas été vain. Chaque coin de quai, chaque bosse de tôle racontait une histoire. Il s’en sentait partie prenante et, en même temps, étonnamment détaché. Il éprouvait pour la première fois le syndrome du déraciné, ni d’ici ni d’ailleurs. Le spectacle qu’il avait sous les yeux lui apparaissait à la fois totalement familier et tout à fait exotique.
De son mariage, elle ne pouvait attendre qu’un confort matériel. Il ne la battit jamais, contrairement à si elle ne coopérait pas assez vite, quand il rentrait. Mais cette première gifle la hanta pour toujours. Il lui arrivait de porter sa main à sa joue qui continuait à la chauffer sans raison. Cette claque était sa défaite de femme et d’être humain.
Du coin de la fenêtre de la cuisine, ignorant les ratiocinations du vieil Anton ou les soupirs de sa mère, il s’inventait une seconde vie, à bien des égards plus réelle. Il s’y sentait hors d’atteinte des bassesses, des méchancetés, des incompréhensions. Pas une seconde Iouri n’envisagea de parler de cela en famille. Une moquerie aurait irrémédiablement abîmé son univers.
Iouri n’avait aucun contact avec son père. Il comprenait d’instinct qu’il était impossible de se plaindre. Rubin était Dieu à bord. Dieu lui-même n’avait pas daigné secourir son fils dans la tourmente, alors, quand dieu était un capitaine soviétique… De plus, jamais le « patron » n’aurait laissé imaginer un quelconque favoritisme.
Le bateau était perdu, isolé, confiné dans son cocon, avançant vers on ne savait où. Pour les nouveaux, la sensation évoquait une prison sans murs et sans barreaux, qui se serait étendue jusqu’aux confins de la terre. Rien n’accrochait l’œil, rien ne donnait le sentiment que quelque chose existe ailleurs, que des voitures roulent dans une ville, que des paysans ramassent les foins, que des promeneurs se dorent au soleil. Tout avait disparu, il n’y avait plus qu’eux, le huis clos du bateau et la routine qui s’installait, fastidieuse, à l’unisson de ce paysage absent.
Iouri n’éprouvait pas de colère, plutôt de la déception. Toute son enfance, Anton lui avait joué la comédie. Son perpétuel accablement, ses poèmes n’étaient pas ceux d’un veuf inconsolable, mais d’un traître inconsolable. Il avait menti, non seulement à son petit-fils, mais surtout à son fils. Un instant, Iouri eut pitié. Il imagina la situation. Les familles concernées avaient vite eu connaissance des traitements au Goulag, grâce aux revenants. Anton avait porté du pain à sa bouche en sachant qu’elle avait faim. Il avait laissé le soleil réchauffer sa peau en sachant qu’elle avait froid. Il avait savouré l’eau tiède sur son corps quand elle se battait contre la vermine. Les rares fois où le nom de Klara avait été prononcé et qu’on le voyait s’assombrir, pleurait-il sur elle ou bien de sa honte ? Et lui, Iouri, qu’aurait-il fait à sa place ? Aurait-il résisté aux hommes en noir ou trahi son amour ? Aurait-il ensuite avoué sa traîtrise ou menti pour se garder une place parmi les vivants ?
Toutes les nouvelles de la journée bousculaient ses certitudes. Comment pouvait-il être passé à côté des personnes avec qui il avait vécu deux décennies, qui l’avaient élevé ? Ne s’était-il douté de rien ou, pire, n’avait-il pas voulu voir ? Il y avait forcément eu des signes, auxquels il avait été sourd et aveugle, le cahier d’Anton par exemple. Aujourd’hui, se berçait-il d’illusions à propos de Stephan ou d ‘autres proches ? Les rapports entre les êtres n’étaient-ils que des mensonges et faux-semblants auxquels tout le monde souscrivait par facilité ? En quelques heures, Iouri se retrouvait fils d’assassin et petit-fils de traître. Bien qu’il sût que ce n’étaient pas des caractères héréditaires, il se demanda quelle place pouvait tenir la filiation. Est-ce que Klara avait aussi commis un crime ou été une authentique espionne ? Cette pensée, embrumée par les vapeurs d’alcool, le fit ricaner tout haut. Il tenait la coupable ! Sa grand-mère avait empoisonné le destin de sa descendance par son indignité.
Le mois en mer fila à toute allure et laissa en lui une trace indélébile. La mer représentait une aventure permanente, savait vous cajoler ou vous maltraiter. Un jour, elle vous offrait de rêver sous les étoiles ; le lendemain, elle vous obligeait à puiser dans des ressources insoupçonnées pour lutter contre la fatigue et le danger. La mer, toujours changeante, mouvante, à la fois miroir, champ de bataille, verte, bleue, grise, argentée. Jamais Rubin ne se lasserait de cette partenaire imprévisible pour laquelle il eut vite plus de tendresse que pour n’importe quelle fille. Encaserné sur le bateau, écrasé de travail, il se sentait pourtant libre. Ici, son passé de terrien, ses errements, les fautes de sa mère ne comptaient plus. La mer le prenait comme il était.
Il aima la mer, tout de suite, et pour toujours. Puis il y eut la pêche. Jamais il n’aurait imaginé que sortir du poisson de l’eau lui procurât une émotion si intense et si durable.
L’écriture l’aidait aussi à apprivoiser l’étrange réalité de sa nouvelle vie : elle était là aujourd’hui, elle serait là demain ou peut-être pour toujours, avec cette mission improbable : trouver du minerai d’uranium ; un minerai dont des hommes dans une autre île tout aussi sauvage, feraient des bombes capables de ramener la terre à l’état de caillou chauve ; avec lequel ils produiraient un gigantesque champignon vénéneux pour impressionner d’autres hommes par-delà cet océan glacial. Cela n’avait pas grand sens.
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