Un tesson d'éternité - Valérie Tong Kuong
- deslivresetmoi72
- 16 avr. 2023
- 7 min de lecture
Ce roman était dans ma liste de livres à découvrir depuis quelques temps… Je ne connaissais pas l’autrice, et ne savait plus ce qui avait motivé mon choix lorsque je l’avais sélectionné, je l’ai donc abordé pleine de curiosité et sans attente particulière. C’est une histoire prenante dès les premières pages et j’ai beaucoup aimé cette lecture qui raconte comment la vie qu’on s’est imaginée, qu’on a construite peut basculer en un instant.
Anna est une jeune femme qui n’a eu de cesse de s’extraire de son milieu familial de départ pour atteindre un meilleur statut social, une reconnaissance et le confort matériel : pharmacienne, mariée à Hugues, responsable du service culturel de la municipalité d’une ville touristique du sud, ils sont amis avec d’autres couples du même milieu privilégié, leur fils fréquente le club de tennis, non pour l’amour du sport, mais pour y nouer des relations et amitiés sélectionnées et sélectives… Anna a enfin un certain sentiment de satisfaction et de sécurité, une vie confortable qui lui permet d’oublier ses origines bien plus modestes et les violences qui ont marqué son adolescence. Mais, au détour d’une manifestation, Léo, son fils est arrêté pour avoir frappé un policier. Il est incarcéré préventivement et le monde d’Anna se fissure et bascule. Ce sont ces moments de bascule, les failles qu’ils font ressurgir que Valérie Tong Kuong décrit admirablement bien. Anna, veut coûte que coûte sauver son fils, pour sauvegarder son image, son statut…. Mais elle découvre la lâcheté de certains amis, on la renvoie à son « état initial », pièce rapportée qui n’est pas « bien née », et elle doit aussi accepter ne pas vraiment connaître son fils, surmonter sa colère, sa déception et sa peur pour le soutenir. Au cours de cette épreuve, le couple vacille… Dans ce roman, on s’interroge sur la condition sociale, sur les relations amicales vraies ou « utilitaires », sur le couple, sur la maternité et sur le contrôle qu’on peut ou non avoir sur sa vie, sur les origines et secrets enfouis qui, finalement, nous définissent… La fin est un peu brutale et surprenante, mais c’est elle qui éclaire le sens du titre du roman !
Extrait n°1
Il semble à Anna que personne, absolument personne, ne prend la mesure de l’événement. Pas même cette femme qu’il lui faut appeler Maître et qui doit régler des urgences. Pas même Hugues, occupé à se préparer une tartine beurrée. Le monde vient de basculer, mais personne ne se presse, personne ne s’affole.
Extrait n°2
Je vais vous demander de bien vouloir sortir afin que je puisse délibérer, lâche la magistrate, sans dissimuler son ennui. C’est un torrent qui engloutit Anna, engloutit le réel. Elle contemple ces deux personnes, procureur et avocat, qui ignoraient jusqu’à l’existence de Léo voici deux jours et prétendent analyser son histoire, ses actes, ses desseins, ses désirs enfouis, mieux que sa propre famille.
Extrait n°3
Leur fils est en route pour la prison – bien que ce mot n’ait jamais été prononcé, comme s’il était vulgaire, banni au profit des termes moins embarrassants d’incarcération, de détention, de maison d’arrêt. Anna est assommée. Elle fixe son attention sur le carrelage froid pour contrer l’invasion des larmes. Hugues au contraire écume. Il exige des comptes. Comment est-il possible d’en arriver là ? Un garçon au passé plus vierge qu’une nonne. Pour une bousculade ! Dans le couloir du tribunal, les têtes se tournent, alertées par les éclats de voix.
Extrait n°4
Elle leur serre la main. Elle a si souvent vu ce regard désemparé. Ce moment précis où les proches, les familles prennent conscience du point de bascule, ce moment où ils commencent à glisser, avalés par un monde inconnu. Cette seconde où ils comprennent qu’eux aussi entrent en détention, d’une certaine manière. Qu’ils ne pourront plus choisir mais devront obéir. Qu’ils n’auront plus la moindre marge de manœuvre mais dépendront d’une organisation obscure, du bon vouloir d’inconnus – quelle qu’ait pu être leur position sociale jusqu’ici. Qu’ils ne pourront rien épargner à ceux qu’ils aiment, ni violence ni souffrance – ou si peu. Qu’ils ne pourront plus les toucher ni les entendre – ou si peu. Cela, l’avocate ne s’y est jamais habituée. Elle hésite à poser sa main sur le bras d’Anna, elle aimerait la tirer par la manche, la sortir de cet état de sidération, l’écarter de cette vague qui l’emporte, de ce déferlement auquel une mère ou un père n’est jamais préparé et qui noiera bientôt toutes leurs certitudes.
Extrait n°5
Que l’histoire de son fils agite la communauté, que chacun émette des hypothèses et des jugements obsède Anna. Le fils de la pharmacienne incarcéré, c’est du pain béni dans ce lieu sclérosé par la routine. Cette intrusion dans sa sphère intime réveille en elle une émotion indéfinissable, mêlée d’agressivité et de culpabilité. Lorsque les premiers clients se présentent, avec à la bouche, le prénom de son fils, elle les censure en souriant : tout va bien, je vous remercie, ce sera tout, madame Untel ? Elle ne flanche pas. Elle répète cinquante fois la même phrase, avec la même expression de cordiale fermeté, si bien qu’aucun de ses visiteurs n’ose relancer la conversation. Son corps est tendu au point qu’il lui semble être en pierre, mais elle est seule à le percevoir.
Extrait n°6
Elle avait rédigé les arguments qu’elle avancerait lors de l’entretien, en avait pesé chaque mot, les avait répétés à voix haute en testant des tonalités différentes. Elle avait réfléchi à chaque détail, la robe qu’elle porterait, l’imprimé du foulard, la hauteur des talons, la couleur – pâle – de son rouge à lèvres. Elle avait fait mouche. Le propriétaire de la pharmacie, un homme proche de la retraite, avait pensé en la contemplant : cette jeune fille est faite pour nous. La vérité, c’est qu’elle s’était faite pour eux. Ce n’était qu’une représentation supplémentaire dans le théâtre de son existence : elle s’appliquait à montrer aux autres ce qu’ils voulaient voir et cela fonctionnait. Il y avait un prix à payer bien sûr, c’était épuisant de se surveiller, de chercher constamment dans l’œil d’autrui la validation de ses efforts, épuisant de surmonter la crainte lancinante d’être rattrapée par le passé, mais à force de pratique, c’était devenu un état naturel, cette hypervigilance, une ligne de crête qu’elle suivait avec la certitude de servir un enjeu vital.
Extrait n°7
Il en a été surpris au début, il pensait plonger dans un abîme de vide, mais c’est tout autre chose : le temps est déchiqueté entre les trajets cadencés, les attentes interminables pour accéder à l’une des zones de ce gigantesque bateau, le programme imposé. Il est déchiqueté par le chaos sonore, les hurlements des téléviseurs, les pleurs et les lamentations, les insultes, les gueulements des hommes et des machines, la musique, les prières, les crissements, les grincements, les sifflements, les coups dans les murs, dans les portes, les coups de tête, coups de pied, coups de poing, les objets qui chutent, les yoyo qui heurtent les barreaux des fenêtres, l’écho métallique des clés, le claquement des grilles, le frottement des chariots, les aboiements des talkies-walkies, les pas bottés des surveillants. Il est déchiqueté par l’invasion de la puanteur, les sueurs emmêlées, l’humidité, les moisissures, la viande et les fruits avariés, le fer mouillé, l’air vicié, putride. Il est déchiqueté par la douleur du manque, le manque des gestes tendres, des gestes simples, le manque de sommeil, de repos, d’eau et d’oxygène, par l’absence des poignées aux portes, l’absence des couleurs aux murs, l’absence des matières, des goûts, des parfums et des sons propres à la vie, l’herbe coupée, le chant des haubans sur le port, la croûte du pain grillé, la gifle du mistral, le drap frais, la peau propre, il est déchiqueté par l’absence de ceux qu’il aime, l’absence de confiance et de paix. Le temps n’existe plus. Au contraire d’un abîme de vide, Léo a plongé dans une mer opaque, pleine, asphyxiante, où il lutte pour repousser la peur qui s’invite et la paranoïa qui rampe. Il nage.
Extrait n°8
Les étreintes et la joie ne durent pas. Anna ne retrouve pas le fils qu’elle a vu franchir le seuil de sa maison et grimper dans un fourgon de gendarmerie, voici soixante-dix-huit jours, pas plus que Léo ne retrouve la mère qu’il a laissée, démunie mais combative, au bord de la route. Il ne s’agit pas de ce changement progressif, naturel, de cette évolution permanente que chaque être humain expérimente. C’est une modification profonde, brutale qui s’est opérée en eux, entre eux, tout comme elle s’est opérée chez Hugues.
Extrait n°9
Cela leur paraissait correct, ils s’étaient montrés soulagés, mais l’avocate avait rappelé qu’il y aurait aussi des dommages à régler, une somme forcément importante – et elle avait cité une de ses affaires, assez similaire, dans laquelle le prévenu avait été condamné à verser 45 000 euros. Un tel montant, ils ne s’y attendaient pas. Hugues et Anna avaient salué maître Hamadi en souriant, mais sur le chemin du retour, ils s’étaient écharpés. 45 000 euros ! Anna réfléchissait déjà aux moyens de payer pour Léo, il lui paraissait inconcevable, épouvantable de le laisser débuter dans la vie lesté d’une dette pareille, mais Hugues, à l’inverse, rejetait l’idée avec force. Où serait la leçon, où serait le sens clamait-il ? — Mais si tu y tiens tant, avait-il lancé à Anna, tu n’as qu’à les financer, les conneries de ton fils. Vends tes parts de la pharmacie, c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire, au fond. Et commence par rembourser mes parents. — Mon fils ? Tes parents ? La pharmacie ? C’était la première fois que Léo entendait sa mère hausser la voix. Elle s’était mise à crier qu’elle en avait assez, qu’elle n’en pouvait plus, que tout cela devait s’arrêter avant qu’il ne soit trop tard, « tout cela », mais quoi au juste, Léo n’était pas sûr de vouloir ou de pouvoir le comprendre. Les vitres étaient baissées, mais Anna semblait se ficher qu’on l’entende, elle qui reprenait systématiquement son fils lorsque, petit, il pleurait après une chute, une égratignure, au prétexte que l’on ne se donnait pas en spectacle.
Extrait n°10
Oui, ce jour-là, quelque chose s’était brisé entre ses parents, quelque chose que personne ne pourrait réparer.

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