Regardez-nous danser ( Le pays des autres - 2) - Leïla Slimani
- deslivresetmoi72
- 10 avr. 2022
- 10 min de lecture

Ayant beaucoup aimé le premier tome, Le pays des autres, je n’ai pas hésité avant d’acheter Regardez-nous danse. J’ai trouvé ce tome encore mieux que le précédent : on connaît bien les personnages et on est directement au cœur du sujet !
Aïcha a grandi, on est en 1968, elle fait ses études de médecine à Strasbourg. Mathilde et Amine sont à la tête du domaine agricole qu’ils ont fait prospérer grâce aux choix audacieux d’Amine. Dans ce tome, on suit la « jeune génération », les enfants d’Amine et Mathilde, dans leur évolution vers l’âge adulte, dans un Maroc désormais indépendant. Ils sont confrontés aux ambivalences de cette époque, entre traditions assez archaïques et modernité parfois outrancière et superficielle, artificielle.
Dans ce roman, Leila Slimani questionne toujours la place des femmes et nous plonge au cœur des tourments d’une famille de culture mixte. C’est rythmé, vivant, romanesque, riche en émotions et profondément vrai ! Elle nous dépeint avec beaucoup de sensibilité et de justesse la société marocaine des années 60-70 avec ses contradictions, son dynamisme et ses côtés plus sombres du pouvoir corrompu ou des répressions radicales et expéditives.
Extrait P21
Elle le flatta. Elle vanta ses succès dans la recherche sur les variétés d’oliviers et les exportations d’agrumes. Elle crut le faire plier en se tenant là, devant lui, ses joues roses et brûlantes, ses cheveux collés sur les tempes par la transpiration, ses mollets couverts de varices. Elle lui rappela que tout ce qu’ils avaient gagné, ils le devaient à leur travail, à leur acharnement. Et il la corrigea : « C’est moi qui ai travaillé. C’est moi qui décide comment on dispose de cet argent. »
Lorsqu’il dit cela, Mathilde ne pleura pas et ne se mit pas en colère. Elle sourit intérieurement, pensant à tout ce qu’elle faisait pour lui, pour la ferme, pour les ouvriers qu’elle soignait. Au temps passé à élever leurs enfants, à les accompagner aux cours de danse et de musique, à surveiller leurs devoirs. Depuis quelques années, Amine lui avait confié la comptabilité de la ferme. Elle établissait les factures, payait les salaires et les fournisseurs. Et parfois, oui, parfois, il lui arrivait de falsifier les comptes. Elle modifiait une ligne, inventait un ouvrier supplémentaire ou une commande qui n’avait jamais eu lieu. Et dans un tiroir dont elle était la seule à posséder la clé, elle cachait des liasses de billets qu’elle roulait avec un élastique beige. Elle le faisait depuis si longtemps qu’elle n’éprouvait plus de honte, et même plus de peur à l’idée d’être découverte. La somme grossissait et elle estimait que c’était une retenue bien méritée, une taxe qu’elle prélevait pour compenser ses humiliations. Et pour se venger.
Extrait P36
Amine les observait. Il perçut dans leur regard une impatience, une rage qu’il n’avait jamais vues encore et qui l’effrayèrent. Ces garçons maudissaient la terre. Ils détestaient les travaux auxquels, pourtant, ils se soumettaient. Et Amine pensa que sa mission n’était plus simplement de faire pousser les arbres et de récolter les fruits, mais de les retenir ici. Tous, à présent, voulaient vivre en ville. La ville les envahissait, pensée abstraite et obsessionnelle, la ville dont bien souvent ils ne savaient rien. Elle progressait, comme une bête rampante, comme une menace. Chaque semaine, elle paraissait plus proche et ses lumières mangeaient la campagne. La ville était vivante. Elle palpitait, elle avançait et charriait les rumeurs et les rêves malfaisants. Il semblait parfois à Amine qu’un monde était en train de disparaître, ou du moins une façon de voir le monde. Même les fermiers voulaient être des bourgeois. Les nouveaux propriétaires terriens, nés de l’indépendance, parlaient d’argent comme des industriels. Ils ne connaissaient rien de la boue, du gel, des aubes violettes où l’on marche entre les rangées d’amandiers en fleurs et où le bonheur de vivre dans la nature apparaît aussi évident que sa propre respiration. Ils ne savaient rien des déceptions que procurent les éléments et ce qu’il faut d’opiniâtreté, d’optimisme, pour continuer à faire confiance aux saisons. Non, ils se contentaient d’arpenter leurs domaines en voiture pour le donner à voir à des visiteurs ravis, pour se vanter, mais ils n’en apprenaient rien. Amine n’avait que mépris pour ces fermiers de pacotille qui engageaient des contremaîtres et préféraient vivre en ville, avoir des relations, fréquenter le grand monde. Dans ce pays qui avait vécu de la terre et de la guerre pendant des siècles, on ne parlait plus que de villes et de progrès.
Extrait P44
D’aussi loin qu’il se souvienne, il semblait à Selim que son père avait toujours porté sur lui un regard désapprobateur.
Son père le glaçait, le pétrifiait. Il suffisait qu’il sache qu’Amine était là, dans les parages, pour ne plus parvenir à être lui-même. Et, ç vrai dire, toute la société lui faisait cet effet. Le monde dans lequel il vivait avait le regard de son père et il lui paraissait impossible d’être libre. Ce monde était plein de pères auxquelles il fallait témoigner son respect : Dieu, le roi, les militaires, les héros de l’indépendance et les travailleurs. Toujours, quand quelqu’un vous abordait, au lieu de vous demander votre nom, il s’enquérait : « De qui es-tu le fils ?»
Extrait P 129
Il était convaincu qu’un destin devait s’accomplir à travers lui et qu’il n’avait d’autre choix que de s’y plier. Il s’en voulait parfois de ne pas parvenir à masquer cette certitude et de passer ainsi pour arrogant et prétentieux. Sa vie, se disait-il, aurait la densité, la logique, la grandeur d’une fiction. Il serait un personnage et se regarderait vivre, impatient de savoir ce que la prochaine scène lui réserverait. Dans son esprit, les figures de héros se bousculaient et, à la place de son propre visage, il voyait celui de John Wayne ou de Marlon Brando.
Il se hisserait au-dessus des siens. Si haut qu’ils ne pourraient pas l’atteindre. Bien sûr, il leur enverrait de l’argent et s’arrangerait pour leur faire savoir qu’il était devenu quelqu’un. Il pensait à cela sans cesse : qu’est-ce qu’on était quand on n’était pas quelqu’un ?
Extrait P 134
Mehdi avait onze ans au moment de l’indépendance. Comme les autres élèves, il avait assisté aux rassemblements de la foule, ç l’explosion de joie qui avait suivi le retour du roi, et il était fier de son pays et de sa souveraineté retrouvée. Il éprouvait à l’égard des Français des sentiments ambivalents. Devant ses camarades, il feignait de détester les Blancs, les chrétiens, les affreux impérialistes. Il les couvrait d’insultes et prétendait que s’il apprenait leur langue, leurs lois et leur histoire, c’était en réalité pour mieux s’émanciper. Pour les prendre à leur propre jeu, comme l’expliquaient à l’époque les nationalistes. En vérité, il leur vouait une admiration pleine de jalousie et pensait que sa vie ne pouvait avoir qu’un but : devenir comme eux.
Extrait P 153
Aujourd’hui, il ne regrettait pas sa décision ( = être resté au Maroc). S’il avait renoncé et pris cet avion, il n’aurait pas connu Monette, ni le cabanon, ni cette vie qu’il pensait être la plus heureuse et la plus belle qu’on puisse avoir. Et c’est précisément ce bonheur, cette douceur de vivre qui lui semblait parfois obscène, inconvenante. Car derrière l’immense joie qui planait, derrière la légèreté de cette existence sur une côte froide où le soleil brûlait, il percevait la peur et le resserrement des âmes.
[…]
Le lendemain, Henri était passé devant le commissariat central et avait regardé la foule de parents, le visage parqué par l’inquiétude, mendiant des nouvelles de leurs enfants disparus. Contre le mur des remparts de la nouvelle médina, des lycéens, les mains dans le dos, étaient tenus en joue par l’armée. Henri pouvait encore entendre le bruit des balles, des tirs de mortiers, des sirènes d’ambulances et, surtout, des pales d’un hélicoptère d’où, dit-on, le général Oufkir tirait directement sur la foule. Les jours suivants, Henri avait vu des traces de sang sur les pavés de Casablanca et il avait pensé que le pouvoir adressait un avertissement à la foule. Ici, on tirait même sur des enfants, l’ordre ne se négociait pas. Le 29 mars, Hassan II avait fait cette déclaration : «Il n’y a pas de danger aussi grave pour l’Etat que celui d’un prétendu intellectuel. Il aurait mieux valu que vous soyez des illettrés. » Le ton était donné.
Extrait P 161
Dans vingt ans, dans trente ans, dans un siècle même, on parlera encore de ce jour où l’homme a posé le pied sur la Lune. Les gens diront : « Je me souviens parfaitement d’où j’étais. » Ils raconteront à leurs enfants cette télévision sur le bar jaune et la musique qui passait. Et chaque fois que quelqu’un évoquera cette nuit-là, Aïcha songera à leurs premiers baisers et elle se répétera cette phrase : «Un petit pas pour l’homme et un grand pas pour l’humanité. »
Extrait P 165
Pendant que sa fille était sur les bancs de la faculté, pendant que Selma vivait sa vie à Rabat, elle était là, dans cette cuisine, le nez au-dessus d’une nappe qui sentait le chiffon mouillé. Que peut-on bien apprendre dans une cuisine ? Siècle après siècle, les femmes y avaient concocté de quoi soigner et faire grandir, de quoi consoler et rendre heureux. Elles y avaient élaboré des décoctions pour les vieillards en fin de vie et des remèdes pour les jeunes filles qui n’avaient plus leurs règles. Elles avaient fait chauffer de l’huile pour l’étaler ensuite sur le ventre d’un enfant en proie aux coliques et, avec de la farine, de l’eau et un peu de graisse, elles avaient fait tenir debout des familles entières. Tout cela n’était-il rien ? N’avaient-elles rien appris ?
Dans ces moments-là, elle voudrait expliquer à Amine. Lui dire que cela ressemble à du repos mais qu’il se méprend. Il croit que tout ça, elle le fait par amour et elle voudrait crier : « Ce que tu appelles de l’amour, c’est du travail » Les femmes seraient-elles donc tant remplies d’affection, de bienveillance, qu’elles pourraient passer toute une vie, oui, une vie entière à prendre soin des autres ? Quand Mathilde y pensait, cela la rendait presque enragée. Il y avait quelque chose qui clochait, un piège dans lequel elle était enfermée mais dont elle ne parvenait pas à dire le nom.
Extrait P 206
Il n’y a pas si longtemps j’étais moi aussi bouffi de théorie, persuadé que je pourrais écrire un livre qui changerait le cours des choses. Quelle folie ! Ce n’est pas en devenant un crève-la-faim, en prêchant mes idées dans le désert que j’y arriverai. J’ai beaucoup réfléchi et j’ai d’autres projets. Ecoute-moi bien, Aïcha : je suis persuadé qu’un destin exceptionnel m’est réservé. Tu es la première à qui j’ose le dire, et tant pis si tu lèves les yeux au ciel en te demandant si c’est de l’orgueil ou de la naïveté. Je ne saurais pas t’expliquer pourquoi, mais je vois bien que je ne suis pas fait sur le même modèle que les gens de ma génération, je sens en moi une force singulière, je t’affirme qu’elle me portera loin et que tu seras près de moi, je le sais. Voilà, maintenant tu peux rire une bonne fois, et je ris avec toi, même si je suis très sérieux.
Extrait P 231
Il lui enseigna une grammaire nouvelle. Celle des non-dits, des insinuations, la grammaire de la peur et de la surveillance de tous par tous. Il lui apprit à se méfier du téléphone, des confidents, des métaphores. Il lui répétait toujours : « Ecoute bien et tiens ta langue. Ce que tu ne dis pas t’appartient. Ce que tu dis appartiens à tes ennemis. »
Extrait P 252
Maria n’avait pas de conversation A tout ce que dit Mehdi, elle acquiesça. Il lui demanda qi elle faisait des études et elle expliqua qu’elle avait terminé le lycée et aidait maintenant sa mère à la maison. La Musique ? Le cinéma ? Elle haussa les épaules. « Est-ce que tu aimes lire ? » Elle répondit : « Je ne sais pas. » Mehdi finit par se lever et prit congé. Quand il s’installa dans la voiture, il tenait toujours à la main le gâteau dans lequel il n’avait pas croqué.
Assis sur la banquette arrière, il pensa que ce ne serait pas déplaisant d’âtre marié à une femme comme Maria. Une fille comme elle prendrait soin de lui. Elle lui ferait de beaux enfants. Elle se retirerait dans la cuisine quand ils auraient des invités. Et elle feria l’amour en gémissant doucement, les yeux fermés. Elle le ramènerait à ses racines et pendant le ramadan, couché sur une banquette, il l’entendrait gronder les enfants et leur intimer l’ordre de ne pas réveiller leur père. C’était comme si Maria parlait une langue ancienne, une langue que Mehdi avait connu autrefois et dont elle saurait, par sa douceur, par sa docilité, raviver le souvenir.
Extrait P 270
Vous allez voir ce que vous allez voir.
Les condamnés, ça s’exécute en public, en place de Grève, au milieu de la foule. Quel intérêt de couper une tête ou de fusiller si le peuple n’y assiste pas ? Si les hommes ne rentrent pas chez eux, la peur au ventre, pour vomir dans les petites salles de bains de leurs appartements et se jurer de toujours, oui, toujours, se tenir du côté de la loi ? A quoi sert un condamné sinon à faire un exemple ? Les jours d’exécution, on emmène les enfants au spectacle. Les pères les portent sur leurs épaules pour qu’ils voient l’échafaud. Ils leur disent de garder les yeux ouverts, de ne pas baisser la tête quand s’avancera le bourreau. «Regarde ce que deviennent les voyous, les Apaches, les mauvais garçons. Regarde ce qu’on fait à ceux qui osent défier le pouvoir. Ouvre les yeux et regarde. » Les pères disent aux fils : « Il faut être un homme pour voir ça, il faut être fort et ne pas pleurer à la vue du sang. »
Extrait P 317
Parfois, ils se tournaient l’un vers l’autre et se regardaient. Ils savaient à quoi l’autre pensait. Au tas de rocailles que cette ferme avait été. Aux dîners que Mathilde préparait, avec presque rien, quand Aïcha n’était qu’une enfant. Aux vêtements rapiécés, aux factures qui leurs donnaient des cauchemars, aux hurlements des chacals dans les nuits sans lumière. Ils mesuraient avec effroi l’ampleur de leurs accomplissements et du haut de leur réussite, lui dans son costume, elle dans sa robe en soie, les humiliations passées, les chagrins leur apparurent plus douloureux que jamais. Ils se regardaient et n’en revenaient pas.
Mais ce soir, il fallait oublier. Et quand le photographe vint les chercher pour un portrait de famille, ils se donnèrent la main et avancèrent vers la piscine. « Les parents, au milieu. » Autour d’eux s’installèrent Mehdi, dans son costume blanc à pattes d’éléphant, et Aïcha, dans sa robe à manches longues.
Extrait P 324
Dans les derniers mois de son existence, Mehdi cultiverait la nostalgie d’une vie qu’il n’avait pas eue. Non pas une vie de héros mais celle d’un homme simple. Au fond, penserait-il, peut-être n’étions nous pas dignes d’être libres. A presque soixante ans, réduit à partager le quotidien des violeurs, des trafiquants de drogue et des assassins, il ferait un étrange constat. L’âge ne suffisait pas à effacer les illusions. Tout aurait été tellement plus facile si les idéaux mouraient vraiment. Si le temps les faisait disparaître pour toujours et qu’ils ne trouvaient plus, en votre for intérieur, aucune attache. Mais les illusions restent là, tapies en vous, quelque part. Abîmées, flétries. Comme un remords ou une vieille blessure qui se réveille les soirs de mauvais temps. On ne s’en débarrasse pas. On fait semblant d’y être indifférent. Toutes ces années, il avait connu une sorte d’exil intérieur. Survivait en lui une personnalité clandestine, réduite au silence et à l’immobilité et qu’il ne laissait s’échapper qu’à de très rares occasions. Toute sa vie, plus que des autres, il s’était méfié de lui-même.
Comment fait-on pour vivre en lâche ? Pour se lever comme un lâche, s’habiller comme un lâche, manger comme un lâche et aimer une femme en gardant au fond de l’esprit et du cœur la conscience de sa lâcheté ? Comment fait-on pour vivre avec ça ? Et pour être heureux ?
Comments