Rien n'est noir - Claire Berest
- deslivresetmoi72
- 27 mars 2020
- 6 min de lecture

De tous les livres proposés pour le jury des lecteurs de La Galerne (Librairie du Havre), c’est celui qui me et tentait le moins. J’avais déjà lu sur Frida Khalo et Diego Rivera, et je n’avais pas été enthousiasmée. Et j’avais aussi lu le précédent livre de Claire Berest et sa sœur Anne Berest sur leur grand-mère et le peintre Picabia, Gabriele, et n’avait pas non plus été séduite. Donc j’ai attaqué ce roman, en plein confinement, sans grande attente…juste pour voir.
Et encore une preuve qu’il ne faut pas avoir d’a priori car ce roman m’a mieux plu que ce que j’imaginais : aucun ennui, beaucoup de plaisir et au final claire Berest a réussi à rendre attachante Frida Khalo à mes yeux, à me faire percevoir la complexité de sa personnalité, choses que je n’avais pas perçues dans les lectures précédentes sur ce personnage charismatique.
Dans ce livre, on découvre la vie tumultueuse de Frida Khalo mais Claire Berest ne se contente pas de raconter les frasques de cette femme anticonformiste qui aime bousculer, choquer, mais surtout ses fragilités, sa sensibilité, ses failles, et sa psychologie. De sa jeunesse à sa mort, elle nous dépeint une vie riche en rebondissements, rencontres, fêtes et une artiste beaucoup moins superficielle que son apparence pourrait le laisser supposer.
Extrait P14
Frida, en le fixant, songe à ces points lumineux, agaçants clignotements qui persistent à s’agiter devant l’œil, même paupières closes, quand des lumières agressives ont tant impressionné la rétine qu’elles perpétuent leur présence fantôme, à l’intérieur des yeux cillés. Par quelle grâce l’aura du monstre suscite-t-elle ces poudroiements aphrodisiaques ? Parce qu’il est laid, Diego, D’une laideur franche et amusée d’elle-même.
Extrait P 42
Quand on a mal partout, on n’a mal nulle part. Ça se neutralise. Les élancements aigus, coups de couteau, de fouet, d’aiguille, sourds, traîtres, fourmillants, s’entremêlent et s’annulent. Son dos, son cou, ses orteils, un pied, une jambe, son sexe. Tout a mal. Tout crie. Chaque morceau d’elle réclame d’être considéré en priorité dans la souffrance, comme une portée d’enfants égocentriques piaille à qui mieux mieux pour voler l’attention de la mère. La débandade a pour effet de dissoudre les plaintes cacophoniques en une seule et même tempête. Les vases communiquent. On a tendance à s’infliger une violence physique pour éloigner les tortures de l’esprit. Boire par exemple. Elle, c’est l’inverse. Le corps est au paroxysme de ce qu’il peut endurer, alors l’esprit prend le relais pour faire diversion , et elle pense à Alejandro, elle est tout Alejandro, elle quémanderait une caresse, juste un regard, une infime pitié, elle voudrait être dans ses bras , sur son torse, elle voudrait être son cerveau, Alejandro qui ne vient pas, ne vient plus, n’est presque jamais venu. Son novio est un prince absent. Elle est abandonnée.
Extrait P 79
C’est Frida qui fit les démarches administratives. Elle se fichait bien d’être mariée, elle s’était déclarée athée après avoir usé les bancs de l’église toute son enfance, elle ne s’était gardée pour personne, elle aimait les hommes, les femmes aussi parfois, même elle se méfiait du mariage, goût de mort anticipée, comme de tout carcan lui rappelant son propre martyre, ce corset qui ceint le buste supplicié.
Mais, orgueil ou inconscience, elle ne se fichait pas d’être mariée à Diego Rivera.
Bien au contraire.
Alors elle fit les démarches.
La vie est une aventure administrative, comme dirait l’autre.
Extrait P 90
Elle ne sait où aller. C’est où chez elle ? Elle prend la direction de la maison de ses parents. Terre ferme. Elle rit d’un coup de l’absurdité de la situation. Elle songe à un des ex-voto de sa collection, sur lequel une jeune mariée est représentée en train de courir toute seule dans la rue. L’inscription s’étant effacée avec l’usure, elle s’est toujours demandé d’où cette mariée pouvait chercher à se sauver. Que peut-on fuir ainsi ? A part ses propres choix ?
Il faut un lascif goût de mort pour qu’une fête soit réussie.
Extrait p 100
Quelle différence entre l’amitié et l’amour ? Il faut dire je t’aime quand on a le temps. Après on oublie, après on part, après on meurt.
Extrait P 121
Frida est emmenée en voiture aux urgences de l’hôpital Henry Ford. Lucienne et Diego effarés et impuissants la laissent être emportée sur une civière. Le personnel est tendu, la situation est critique. Avant de disparaître dans la salle d’opération, Frida se relève un peu sur les coudes et cherche – Diego, Diego, où es-tu ? Tu as vu le plafond ! regarde ! Mais que c’est beau !
Diego regarde le plafond et la porte du couloir se ferme sur la civière, avalant Fisita, il est multicolore, il a passé la nuit dehors, ce plafond est multicolore, des arabesques et des formes s’y entremêlent comme sur le plafond d’une église, il est sorti ce soir, oui, après avoir travaillé jusqu’à minuit il est sorti, il avait besoin de femmes, de tord-boyaux et de légèreté, Frida est trop intense parfois, impossible à son contact d’oublier que l’on va tous mourir et que notre passage ici est une sorte de violence magique, futile, essentielle et grotesque, interdit d’oublier que nous sommes tous reins et peau d’inconsolables incendies, c’est trop de tension, il est sorti ce soir, il a besoin d’être seul parfois, souvent. Mais une vie sans elle serait une pâle étoile. Une longue et morne promenade bordée de réverbères perpétuellement allumés.
Il s’effondre de chagrin.
Extrait P 138
La mère de Frida est morte il y a presque un an, au mois de septembre 1932. Le 15 septembre précisément. Frida se ressert du whisky. Qu’elle avale comme on prend sa respiration. Pour se rassembler. Pour s’oublier. Lucienne l’observe du coin de l’œil. Il est difficile d’évaluer l’humeur de Frida Kahlo, qui peut transformer son allégresse en désespoir en un battement de cils et retour. Il n’est pas non plus aisé se savoir si Frida est dans la réalité ou dans la rêverie, son amie peut faire preuve de bon sens terrien et s’échapper dans la seconde qui suit dans des considérations plus ou moins délirantes. Avec et sans alcool. Lucienne aime cela chez elle. Sa propension à avoir un pied dans le monde et l’autre dans l’ailleurs, toujours vivre comme sur une sorte de marelle, on lance le caillou qui tombe sur l’enfer ou le paradis, et on y va à cloche-patte gaiement, la vie comme un jeu cruel où l’on dessine par terre des arcs-en-ciel naïfs. Frida n’est ni pudique ni idiote, elle est même étonnamment roublarde et manipulatrice, mais parfois elle fait l’enfant qui invente d’autres langues pour brouiller les pistes. Les brouiller aux autres ou à elle-même ?
Extrait P 149
Frida veut quitter les Etats-Unis, c’est devenu une obsession, Diego ne veut pas en entendre parler. LA dispute éclate, corvée de Sisyphe, on prend les mêmes arguments et on recommence encore et encore à se les envoyer à la figure, comme on étend le linge, machinalement. Chaque couple a ses pierres d’achoppement ; on presse un bouton, on allume l’orage. Pour vider la rancœur, croit-on, on remet sur le métier le tissu des discordes qui n’ont pas d’issue ; on dit les mots agaçants, on souligne les évidences, on gratte les palies, on cherche le point de rupture. Un jeu malsain d’enfants. On joue à être bête, on joue à être naïf, on soulève les sujets cent fois évoqués, qu’on attaque par un angle nouveau, on s’affronte. Frida veut rentrer au Mexique. Diego veut rester en Amérique. Est-ce le véritable enjeu ? On a perdu l’enjeu, on ne l’a jamais su, on confond les douleurs et les raisons des douleurs, ou l’inverse, on cristallise.
Extrait P 151
Diego peint le monde entier sur des murs en cherchant un éclat transcendant. Frida peint le détail sur des toiles minuscules et ne cherche rien. Pourtant elle capture le monde entier.
Extrait P 188
Frida cherche ses mots, elle veut dire quelque chose d’important, elle se rapproche de Lucienne.
- Le problème, c’est que Diego veut être aimé du monde entier et du siècle.
- Et toi, Frida ?
- Moi, je veux être aimée de Diego Rivera.
Extrait P 214
Elle est irrésistible, elle passe à toutes les fêtes, mais jamais longtemps, quand on la cherche elle a déjà disparu. La vérité cachée est qu’elle ne veut se refuser la coquetterie d’apparitions fracassantes, le plaisir de s’inscrire comme un flash sur la rétine des beaux mondains, mais son corps lâche vite, maintenant, elle a de moins en moins de résistance. Elle se montre sublime en un éclair et rentre reposer ses faiblesses à couvert des cancans.
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