Sale Gosse - Mathieu Palain
- deslivresetmoi72
- 25 févr. 2020
- 4 min de lecture

« Tu vas grandir et tu vas oublier. »
Cette phrase, mise en exergue sur le bandeau du livre, est une de celles que ces jeunes de la PJJ entendent, une de celles prononcées par les adultes qui préfèrent y croire pour pouvoir excuser leur impossibilité ou, tout au moins, leur impuissance à les sortir de leurs difficultés.
Dans ce roman, Mathieu Palain raconte le quotidien des éducateurs pris entre les contraintes administratives et les besoins des jeunes dont ils s’occupent. Ce métier, assez méconnu, est une vocation : il faut y croire, avoir le feu sacré et être passionné pour déployer l’énergie qui permettra à quelques uns de ces jeunes de s’en sortir, en dépit de leur mauvais départ dans la vie, en dépit de leur violence entretenue par leurs difficultés, en dépit du mépris banalisé dont ils font l’objet par la société des « gens bien »…et souvent en luttant contre ces jeunes eux-mêmes, démotivés, volontiers provocateurs, écorchés vifs, sans plus aucune illusion sur la vie…
Au cœur de ce livre, c’est le destin de Wilfried que l’on croise : né d’une mère elle-même trop jeune, droguée, défaillante, engluée dans ses problèmes, il dépend déjà de l’institution qui va tout décider pour lui ! C’est une famille d’accueil qui l’attend, aimante et attentive ! ça commence plutôt pas mal : il grandit, se passionne pour le foot, intègre un centre de formation : un avenir plein de promesses. Mais, un coup de colère comme un orage dans un ciel d’été va tout faire basculer : il frappe un autre joueur et se fait renvoyer de centre de l’AJ d’Auxerre, avec une suspension de 8 mois sans match : autant dire la fin de tout espoir de passer pro ! Retour dans la cité, amertume des espoirs déçus, plus de perspective…le fragile équilibre vacille et tout s’effondre quand sa mère biologique refait surface : fugue, violence, délits… Il faudra tout le professionnalisme et le dynamisme de Nina son éducatrice pour l’apaiser, l’aider à se reconstruire et le guider jusqu’à l’âge adulte.
Ce récit m’a touchée en me montrant un univers que je ne connais pas, ou très peu : c’est, je pense, très réaliste et proche de la réalité, voir sûrement un peu « édulcoré » sur les conditions d’exercice des éducateurs. Tous les personnages sont attachants : les jeunes comme les éducateurs, l’auteur n’adoptant pas un seul point de vue mais plaçant alternativement le lecteur de chaque côté de la barrière. Le style d’écriture reste d’ailleurs très journalistique, accentuant cet « hyper-réalisme » assumé. L’auteur est en effet journaliste et s’est inspiré de son père, éducateur, pour écrire ce roman.
Extrait P 71
Wilfried prit une grande inspiration. Tomo ne comprendrait pas qu’il ait détruit le visage d’un mec pour un « fils de pute » et un crachat sur ses crampons.
- Le gars m’avait taclé la cheville, c’était la deuxième fois qu’il arrivait en retard…Sans mes protèges, il m’arrachait le tibia…
- Quelle équipe ?
-Le Mans.
Wilfried était incapable de soutenir son regard. Cela faisait dix ans qu’ils se connaissaient mais cela ne changeait rien. A quarante piges, devant ce vieux Croate, il continuerait de baisser les yeux.
Extrait P78
Marc avait failli quitter la PJJ. C’était en 2010, quand la France dissertait sur l’impunité des mineurs, le retour du couvre-feu et les ados d’un mètre quatre-vingts qu’on devait pouvoir juger comme des adultes. La question revenait immanquablement et elle le mettait hors de lui : « Si on les met pas en prison à la cinquième condamnation, on en fait quoi ? »
Selon Romane, la téléréalité nous avait fait entrer dans une ère d’exclusion.
- Le concept de la Star Ac’, Secret Story et toutes ces daubes, c’est d’exclure ceux qui vivent parmi nous. Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui, avec un gamin qui dérange ? On l’exclut de cours. Puis, on l’exclut du collège. Et quand il arrive chez nous avec son étiquette de délinquant, on nous dit : « Enfermez-le, il faut protéger la société ! »
Extrait n°3
Driss était trop intelligent pour croire à l’école. Dernier d’une fratrie de huit, il observa les grands, et monta son business de streetwear. Il avait douze ans, il était en cinquième, et passait son temps à répéter :
- Demande-moi ce que tu veux, mais ne cherche pas à savoir d’où ça vient.
La came venait d’un Rebeu de Clignancourt. Driss faisait l’aller-retour avec son frère chaque week-end et se pointait le lundi au collège avec des sacs de sport pleins à craquer de pulls sous plastique et de chaussures dans leurs boîtes.
Extrait n° 4
Trois semaines plus tard, un bus se gara devant le foyer. Cinq jours de camp dans les Pyrénées.
- Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ? y’a même pas de neige, j’suis sûr, grommela Wilfried.
- On était mi-avril, une chaleur anormale avait replié les pulls dans les armoires.
- - T’as vu les Pyrénées, une fois dans ta vie ? lança Dounia. Alors, tu la boucles. Je fais ça pour vous, hein, moi je connais et je suis pas payée plus cher à perdre mon week-end pour vous éloigner de la cité.
Wilfried vomissait ces phrases : « Je m’en moque, moi, je l’ai, le brevet. », « Ma carrière, elle est derrière moi. Vous voulez passer pro ? Quand je vous vois, j’en doute. J’en doute vraiment. »
Extrait n°5
Wilfried chercha à toute vitesse des souvenirs heureux avec Thierry et Anna. L’image de Thierry appelant le commissariat lui revenait comme un cauchemar. Il s’arrêta avant que la tristesse ne l’envahisse. A force d’y penser, il finirait par se convaincre de n’avoir jamais été aimé.
- Admettons qu’ils faisaient ça pour la thune, exposa Wilfried. Pourquoi ils auraient engagé les démarches pour m’adopter ?
Viviane écarquilla les yeux.
Elle termina sa clope, écrasa le mégot à côté du précédent, et dit :
- Alors, peut-être que t’es une putain d’exception, le seul orphelin qu’on a aimé gratuitement.
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