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Serge - Yasmina Reza


C’est un livre que je n’avais pas spécialement repéré, mais que j’ai eu envie de lire après en avoir vu une élogieuse critique sur un réseau social, par un tweet enthousiaste posté par u « star », P. Bruel ! J’avais déjà entendu parler de l’autrice, mais n’avais rien lu d’elle.

Dans ce roman, elle dépeint les relations dans une fratrie, entre 2 frères et leur sœur. Serge est l’aîné et le personnage principal, plutôt « anti-héros ». Jean est le narrateur et le cadet qui se met de lui-même dans l’ombre de son « grand frère ». Anna, Nana, la sœur est la seule à être mariée, mais ses frères dénigrent son mari « pas assez bien pour elle ».

C’est un roman dense, foisonnant, qui explore de nombreux thèmes à la fois en les entremêlant : les relations familiales au sens large, intra et intergénérationnelles, la vie amoureuse, l’amitié, le vieillissement, le judaïsme et le devoir de mémoire.

Les situations s’enchaînent et dressent peu à peu les portraits des personnages, avec des dialogues emprunts d’humour et d’ironie. On découvre les qualités et défauts de chacun, les jeux de rivalité entre les trois frères et sœurs, les piques qu’ils s’envoient mais aussi comment ils se soutiennent et se retrouvent unis en cas d’adversité. J'ai beaucoup aimé le lien entre Jean et Luc, le fils autiste de son ex-copine : Yasmina Reza réussit à décrire à la fois le décalage et la formidable acuité de cet enfant atypique. J'ai un peu regretté que sa place ne soit pas plus importante dans le récit.


Ce qui m’a manqué, c’est un fil directeur : je n’ai pas trouvé de point de convergence à tout ça : c’est comme si pendant tout le roman j’avais accumulé des informations sur cette famille, en imaginant qu’ils s’organiseraient à la façon d’un puzzle à la fin…mais non, ou alors je suis passée « à côté » !


Cela reste un bon roman, une lecture agréable et distrayante même si elle m’a laissé un petit goût d’inachevé.

Extrait 1

Dans l’eau, j’essaie de lui apprendre à nager. Il a neuf ans, les enfants nagent à son âge. Je lui montre prière, sous-marin, avion, mais il s’en fout, il veut jouer. Il va partout, il se jette, il saute, il se noie à moitié. Je le ressors, il a l’air d’un rat avec sa dent de travers. Il rit. Il a constamment la bouche ouverte. Je lui fais des signes pour qu’il la ferme quand il est loin de moi. Il m’imite pour me faire plaisir, plisse les yeux, verrouille ses lèvres l’une contre l’autre et repart la gueule béante. Dans la rue, je lui ai expliqué comment traverser. J’ai décomposé le mouvement : AVANT de traverser tu regardes à gauche, puis tu regardes à droite, et puis encore une fois à gauche. Il fait tout bien en me singeant avec une lenteur inouïe. Il ne pense pas que ces mouvements ont une fonction, il pense juste que se déhancher et tordre son cou au ralenti sont la clé pour traverser. Il ne comprend pas que c’est pour voir les voitures. Il le fait pour m’être agréable. Pareil pour la lecture.


Extrait 2

Notre mère n’avait pas de sympathie pour Israël. Marta Heltaï (son père était né Frankel mais la génération précédente avait « magyarisé » le patronyme) venait d’une famille enrichie dans l’industrie de la laine. Ses parents avaient estompé toute appartenance à la judéité, des apôtres de l’assimilation.

[…]

L’ADN de la non-appartenance au monde juif s’était étendu au monde des persécutés. Elle avait ce tropisme si peu contemporain de n’être pour rien au monde victime. Aussi n’aimait-elle pas cet État dont l’essence selon ses vues était d’exposer une cicatrice indélébile à la face du monde. Mon père n’était pas du tout sur cette longueur d’onde. Les Popper étaient des juifs viennois de classe moyenne qui avaient un demi-pied dans les milieux avant-gardistes, et un autre (également demi) dans la synagogue. Le grand-père, un ingénieur en mécanique, avait réussi à faire sortir du pays sa femme et son fils après l’Anschluss. Lui-même ainsi que sa mère et sa sœur étaient morts à Theresienstadt. Pour mon père, Israël au nom béni était le lieu de la réparation et du génie juif. D’Israël on pouvait tout espérer y compris le miraculeux.




Extrait 3

Je restais un peu, en retrait, à regarder à travers la grille. Personne ne lui parlait. J’aime bien ce gosse. Il est plus intéressant que d’autres. Je n’ai jamais su exactement qui j’étais pour lui. Pendant un temps il me voyait dans le lit de sa mère. Je garde un lien avec Marion pour ne pas le perdre lui. Mais ça je ne pense pas qu’il le sache. Et ce n’est peut-être pas complètement vrai. Il m’appelle Jean. C’est mon nom. Prononcé par lui, il a l’air encore plus court.

Extrait 4

Nouvelle errance dehors dans les allées du camp. Souviens-toi. Mais pourquoi ? Pour ne pas le refaire ? Mais tu le referas. Un savoir qui n’est pas intimement relié à soi est vain. Il n’y a rien à attendre de la mémoire. Ce fétichisme de la mémoire est un simulacre. Quand le président avait fait son ineffable itinérance mémorielle, un chauffeur de taxi m’avait fait ce résumé « Hier soir j’ai vu le reportage à Verdun. On leur dit quinze mille morts sous vos pieds, les boyaux à l’air ! Les touristes extasiés. Ils viennent avec leurs gosses : grand-papa s’est battu pour toi. Pour moi ? Et comment il me connaît ? dit le gamin. »

Extrait 5

Les conjoints interagissent, la transmutation qui en résulte est aussi imprévisible que le visage de leur descendance.

Extrait 6

Elle avait supporté beaucoup des vicissitudes de la maladie tant que les choses gardaient leur allure de toujours. Le lit médicalisé lui a cloué le bec. Le lit médicalisé, ce monstre au milieu de sa chambre, l’a propulsée dans la mort.

Extrait 7

Je ne sais pas ce qui a permis à notre fratrie de conserver cette connivence primitive, nous n’étions ni ressemblants ni tellement liés. Les fratries s’effilochent, se dispersent, ne sont plus unies que par un fin ruban sentimental ou conformiste. Je vois bien que Serge et Nana appartiennent depuis longtemps à l’humanité mature comme je suis censé y appartenir moi-même, mais cette perception est superficielle. Au fond de moi je suis toujours le garçon du milieu, Nana est toujours La Fille des parents, la chouchoute maniérée, mais aussi le second dans nos jeux de guerre, l’esclave, le prisonnier japonais, le traître qu’on poignarde – dans notre chambre, elle n’était jamais fille mais caporal ou martyr –, mon frère est toujours l’Aîné, meneur d’hommes avec jugulaire du casque pendante et sourire conjurateur de la mort, il est le risque-tout, le Dana Andrews, je suis le suiveur, le sans-personnalité, le qui dit rouge quand l’Aîné dit rouge.


Extrait 8

J’étais venu à Cracovie il y a des années, j’en avais gardé le souvenir d’une ville splendide et secrète. Rien à voir avec ce décor faux et dénaturé par l’inconsistante invasion planétaire. Et toi ? me suis-je demandé tandis que nous cherchions dans l’encombrement d’une rue piétonne et parmi les dizaines de boutiques de souvenirs un restaurant local. De quel autre bois penses-tu être ? Tu parcours la terre en low-cost avec la même désinvolture. Tu piétines sur le même circuit, horreur en matinée, festivités médiévales en soirée, en quoi es-tu différent ? Tu ne veux pas être confondu mais cette réticence même – une ultime tentative de l’orgueil – te démasque.


Extrait 9

Je n’ai pas su me comporter affectivement dans ces lieux aux noms cosmiques, Auschwitz et Birkenau. J’ai oscillé entre froideur et recherche d’émotion qui n’est autre qu’un certificat de bonne conduite. De même me dis-je, tous ces souviens-toi, toutes ces furieuses injonctions de mémoire ne sont-ils autant de subterfuges pour lisser l’événement et le ranger en bonne conscience dans l’histoire.

Extrait 10

Que traduisait une continuelle absence de volonté sinon un penchant pour l’autodestruction ? Elle s’en voulait de lui avoir dit que sa vie était un ratage. Quelle vie n’était pas un ratage ? Selon quels critères pouvait-on dire qu’une vie était ou non un ratage ? Il lui arrivait elle-même de considérer sa propre vie sous l’angle de l’égarement. Elle s’était intéressée autres sur le tard et voyait dans son embardée caritative un sursaut pour récupérer une route menant quelque part. Mais ce qu’elle avait pu faire, elle le devait à son entourage et à sa stabilité émotionnelle, des choses dont Serge ne pouvait se vanter.

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