Sula - Toni Morrison
- deslivresetmoi72
- 25 juil. 2019
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 janv. 2020
Je ne connaissais pas du tout les romans, pourtant classiques, de Toni Morrison avant cette lecture. J’ai découvert cette auteure grâce aux futures études littéraires de mon fils, ce livre faisant partie de ses lectures recommandées pour préparer sa rentrée en hypokhâgne, sauf que lui doit le lire en anglais. La lecture de la quatrième de couverture m’a donné envie, et je l’ai donc téléchargé en français pour moi.
J’ai beaucoup aimé ce roman, à la fois les thèmes abordés et le style de l’écriture.

C’est un récit qui aborde essentiellement la vie des femmes noires ou métisses aux Etats Unis dans les années 20. C’est avant tout une histoire d’amitié compliquée entre Nel et Sula. Elles se rencontrent à la fin de leur enfance et leurs destins ne vont cesser de se séparer et de se rejoindre.
Nel et Sula sont différentes : Nel a été élevée par une mère assez stricte. Elle est la plus posée des deux, la plus respectueuse des traditions, soucieuse de son image, celle qui va se marier, élever ses enfants. Sula est éduquée par une grand-mère fantasque et originale : elle représente plutôt la face plus sobre du duo, revendique ses différences et sa liberté totale, refuse de se soumettre aux principes, de se marier ou d’assumer ses responsabilités, quitte même à trahir sa seule amie.
L’auteure excelle à décrire les sentiments de ces deux femmes, leur relation faite de secrets partagés.
Cette histoire nous plonge aussi dans une communauté noire, très pauvre, vivant dans une zone appelée « Le Fond », dans un petit village de l’Ohio : on y découvre une vie faite de désœuvrement, les discriminations et la ségrégation qui condamnent à la misère, des relations hommes-femmes très codifiées et marquées par une domination masculine omniprésente, des conditions de vie assez dures laissant la place à toutes formes de violence. La violence, et son corollaire la loi du silence, sont montrés comme étant communément admis, faisant partie intégrante du quotidien, des conditions indispensables pour survivre : viols, meurtres, secrets, trahisons… Malgré tout ça, ce qui ressort d’essentiel de ce roman très dense, c’est la force morale des femmes, leur capacité à se relever toujours plus fortes après les coups durs, leur résistance physique et psychologique.
Les thèmes sous-jacents sont donc le féminisme, les inégalités sociales et raciales au début du siècle aux Etats-Unis, les relations amoureuses et la violence.
C’est un de ces livres que l’on n’oublie pas…et celui qui m’aura donné envie de lire les autres œuvres de cette immense auteure récompensée par un prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de ses romans. C’est un roman assez court mais très dense, prenant dès les premières pages.
Extrait n° 1
Aussi, quand elles se rencontrèrent, d’abord dans les couloirs chocolat et ensuite entre les cordes de la balançoire, ce fut avec l’aisance et l’agrément d’amies de longue date. Comme chacune avait compris depuis longtemps qu’elle n’était ni blanche ni mâle, que toute liberté et tout triomphe leur étaient interdits, elles avaient entrepris de créer autre chose qu’elles puissent devenir. Leur rencontre fut une chance, puisqu’elles purent se servir l’une de l’autre pour grandir.
Extrait n° 2
Malgré leurs craintes, ils accueillaient ces bizarres calamités avec une sorte de tolérance. Il fallait éviter de tels fléaux, certes, et prendre naturellement des précautions pour s’en préserver. Mais ils les laissaient suivre leur cours jusqu’au bout, n’inventaient jamais rien pour les modifier, les anéantir ou empêcher leur retour. De même faisaient-ils avec les êtres humains. Ce qu’on prenait du dehors pour de la fainéantise, de la négligence ou même de la générosité n’était qu’une façon d’admettre la légitimité de forces autres que celles du bien. Ils ne croyaient pas les médecins capables de guérir – aucun ne l’avait jamais fait, pour eux. Ils ne croyaient pas la mort accidentelle – la vie, peut-être, mais la mort est toujours intentionnelle. Ils ne croyaient pas que la nature pût se dérégler – seulement les gêner. La sécheresse ou l’épidémie étaient aussi « naturelles » que le printemps. Puisque le lait caillait, il pouvait bien tomber des rouges-gorges. Le sens du mal, c’était de lui survivre, et ils avaient décidé (sans même savoir qu’ils l’avaient fait) de survivre aux inondations, aux Blancs, à la tuberculose, à la famine et à l’ignorance. Ils connaissaient bien la colère mais pas le désespoir, et ils ne lapidaient as les pécheurs pour la même raison qu’ils ne se suicidaient pas - c’était indigne d’eux.
Extrait n° 3
En un sens sa bizarrerie, sa naïveté, cette quête de l’autre moitié de son équation, provenaient d’une imagination oisive. Aurait-elle eu des couleurs, de l’argile, connu la discipline de la danse ou du violon, possédé quelque chose où investir sa curiosité prodigieuse et son don de la métaphore, qu’elle aurait pu troquer l’instabilité et le règne du caprice contre une activité lui procurant ce qu’elle désirait si fort. Ainsi, comme tout artiste dénué de moyen d’expression, elle devint dangereuse.
Extrait n° 4
Plus leurs vies étaient étriquées, plus larges étaient leurs hanches. Dotées d’un mari, elles se repliaient dans un cercueil amidonné, les flancs gonflés par les rêves décharnés et les regrets osseux des autres.
Extrait n° 5
Là, au milieu du silence, ce n’était pas l’éternité mais la mort du temps, une solitude si profonde que ce mot même n’avait plus de sens. Car la solitude implique l’absence des autres, et la solitude qu’elle découvrait sur ce terrain désolé n’avait jamais admis l’existence d’autrui. Alors Sula pleurait.
Extrait n° 6
Mais, et moi ? Et moi ? Pourquoi n’as-tu pas pensé à moi ? Je ne comptais pas ? Je ne t’ai jamais fait de mal. Pourquoi l’as-tu pris si tu ne l’aimais pas et pourquoi n’as-tu pas pensé à moi ? » Et encore : « J’étais bonne avec toi, Sula, ça ne comptait pas ? » Sula détourna la tête de la fenêtre aveugle. Sa voix était calme, la rose et sa tige très sombres au-dessus de son œil. « Ça compte, Nel, mais seulement pour toi. Pour personne d’autre. Être bon envers quelqu’un, c’est pareil que d’être méchant. Risqué. Ça ne rapporte rien. »
Extrait n° 7
Il ne lui avait pas fallu longtemps, après le départ de Jude, pour voir ce que serait son avenir. Elle avait regardé ses enfants et su au plus profond d’elle-même que ce serait tout. Tout ce qu’elle connaîtrait jamais plus de l’amour. Or c’était un amour qui, comme une casserole de sirop laissée trop longtemps sur le feu, s’était évaporé, ne laissant que son odeur et une pâte épaisse, sucrée, impossible à récurer. Car la bouche de ses enfants avait vite oublié le goût de ses seins, et cela faisait des années qu’ils regardaient le moindre coin de ciel plutôt que son visage.
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