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Trois saisons d'orage - Cécile Coulon

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 31 déc. 2019
  • 6 min de lecture


Décidément, après avoir lu et aimé Le cœur du Pélican et Une bête au paradis de Cécile Coulon, j’ai également été emportée par Trois saisons d’orage. J’aime tout chez cette autrice : les thèmes qu’elle aborde (la famille, l’adolescence, l’amour, le terroir, la force des sentiments), sa façon de camper des personnages atypiques et puissants, son style à la fois poétique et percutant, l’univers dans lequel elle tisse son intrigue en faisant monter une tension narrative avant le dénouement.


Dans ce roman, André, jeune médecin s’installe aux Trois Gueules, un village reculé partagé entre fermiers et ouvriers des carrières d’extraction de pierre. Il fuit la ville, et un traumatisme auquel il a été confronté : la mort d’enfants. Cinq ans après son arrivée aux Trois-Gueules, Elise, une jeune femme qu’il avait connue avant, se présente et lui annonce qu’il est père. Entre son fils Benedict et lui, c’est une belle histoire d’amour et de transmission qui commence : il est charmé par le village, admire son père et suit ses traces en devenant à son tour le médecin généraliste du village, reprenant le cabinet installé par son père. Adulte, Benedict tombe éperdument amoureux d’Agnès, fille de la ville qui accepte de tout quitter pour le suivre aux Trois Gueules.

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : ils sont jeunes, bien intégrés dans le village avec un statut social reconnu, une vie aisée, dans une grande maison un peu à l’écart. Très vite, un enfant les comble : c’est Bérangère. Elle sera une petite fille et une jeune fille exemplaire, intelligente, aimable, vive.

Aux Trois Gueules, les forces de la nature sont visibles et personne ne peut lutter contre… Un jour, Agnès, terrassée par ces forces incontrôlables, provoquera un terrible orage et les répercussions atteindront tous les membres de la famille.


Extrait n°1

Les hommes, pourtant, estiment pouvoir dominer la nature, discipliner ses turbulences, ils pensent la connaître. Ils s’y engouffrent pour la combler de leur présence, en oubliant, dans un terrible excès d’orgueil, qu’elle était là avant eux, qu’elle ne leur appartient pas, mais qu’ils lui appartiennent. Elle peut les broyer à la seule force de sa respiration, elle n’a qu’à frémir pour qu’ils disparaissent.


Extrait n°2

Sa fille devrait choisir.

Comme elle. Choisir qui aimer, où travailler, où vivre. Quelles erreurs commettre. Dès qu’elle imaginait l’avenir de Bérangère, Agnès se rendait compte qu’elle avait grandi vite. Elle serait bientôt femme ; dans un village perdu au fin fond du pays, où rien ne l’attendait, sinon ses parents, sa maison et un gentil garçon né aux queues des vaches. Bérangère devrait décider. Inquiète, Agnès anticipait les réactions de sa fille, des images de son adolescence revenaient, comme une marée imprévue, elle se sentait défaillir sous le poids, la vitesse du temps qui passe ; Agnès avait oublié ce que signifiait choisir. Pour elle, cela avait été facile. Les bons choix. Sans faux pas, sans caprice, sans délire. Tout lui avait paru si simple, si net, dans son bureau, face à Benedict. Son monde, tel qu’il était aujourd’hui, cette grande maison, cette fillette qui n’en était déjà plus une, ces deux hommes qui vieillissaient à leur rythme, sous le même toit, avec la même envie de garder intact ce palais, cette famille, cette douceur qu’ils avaient créée, toutes les pièces s’agençaient en un puzzle magistralement construit.


Extrait n°3

… Bérangère était tout ce que Les Fontaines attendaient qu’elle soit. Elle vivrait ici, prendrait soin des autres. Le sang dans ses muscles était un sang pur, un sang guerrier. Elle possédait la beauté discrète mais certaine de sa mère, son élégance aussi, et l’énergie utile de son grand-père. Elle lui ressemblait, quand elle descendait la grand-rue, dans sa façon de saluer les habitués. Une nonchalance respectueuse, comme si tout cela, toute cette vie autour d’un gouffre de pierre où mouraient des enfants, des animaux, des hommes imprudents était parfaitement naturel et nécessaire. Valère était tombé amoureux de sa capacité à trouver sa place, à l’occuper pleinement. Elle était différente, si sûre d’elle, de son pouvoir sur Les Fontaines, de sa famille. Valère voulait faire partie de ce monde, côtoyer Benedict et André, faire la connaissance d’Agnès, comprendre comment ils avaient manœuvré pour qu’elle soit si belle, si douce. Bérangère savait exactement où elle allait, et comment elle y allait. Peut-être était-ce là le privilège des filles bien nées, il n’en savait rien, elle était la première qu’il rencontrait, et certainement la seule des Trois-Gueules. Ni insolente, ni gâtée, elle jouissait de la force de ceux qui ne croient pas en l’avenir parce que l’avenir ne leur fait pas peur. L’avenir est une notion abstraite qu’ils dédaignent parce qu’ils savent d’emblée que tout ira bien. Valère aimait ça.


Extrait n°4

Elle ne s’en rendait pas compte, ou peut-être refusait-elle simplement de nommer ce qui la secouait, mais cette période fut le dernier moment de bonheur qu’elle connut à La Cabane. Après, les jours passés en ville, les déjeuners en compagnie d’hommes vieillissants qui occupaient des postes prestigieux dans des hôpitaux privés ne furent qu’un répit bienvenu, une parenthèse où, sans le savoir, elle puisait les forces nécessaires pour affronter ce qui se préparait de l’autre côté des falaises, là où Valère attendait, où cet enfant de seize ans aux allures d’homme travaillait la terre de ses parents. Oui, avant qu’elle ne le revoie, quelques semaines plus tard, Agnès ne se doutait de rien. Peut-être repoussait-elle un peu plus le moment où l’animal qu’elle tentait de dompter prendrait tellement de place qu’il faudrait se soumettre à lui.


Extrait n°5

Seule la terre comptait. Qu’elle explose, qu’elle vive, qu’elle déborde. Ils la vénéraient, ils la dressaient comme on apprivoise un cheval fou qu’on fait danser sur deux pattes pour des spectateurs médusés. La terre donnait l’herbe, la pierre, l’eau, les arbres. La fortune des

Fontaines venait d’elle, personne ne la gaspillait, ne la malmenait. On ne l’insultait pas quand les récoltes étaient mauvaises, on s’en prenait aux enfants, aux vieillards, à Dieu même, mais pas à la terre des Fontaines. Ses forces bouillonnaient, accordaient tout ce dont ils avaient besoin et plus encore, elles veillaient sur eux, et, quand elles emportaient un enfant, on pleurait longuement mais personne ne reniait la terre, personne n’élevait la voix contre les forces des Trois-Gueules, elles régissaient tout, elles n’avaient pas de nom, pas de forme, elles étaient le vent qui soufflait à travers les arbres, l’orage qui démontait les toits des maisons, les torrents énervés au pied des carrières, elles étaient le froid qui tombait brutalement à la fin du mois d’octobre, les cailloux qui s’enfonçaient dans les pieds nus des adolescents. Les forces étaient partout.


Extrait n°6

Benedict sourit. Elle était si belle.. Belle et mystérieuse, même pour ceux qui la connaissaient bien. Elle choisissait soigneusement ce qu’elle disait, ce qu’elle montrait, elle était capable de cacher sa douleur, son chagrin, sa colère, il était tombé amoureux d’elle parce qu’il ne pouvait pas la posséder. Ils vivaient dans un endroit reculé, et, après tout ce temps, il lui arrivait encore de penser qu’i ignorait tout d’elle. Elle détenait cette force qu’il ne possédait pas, cette capacité à se mouvoir gracieusement où qu’elle aille, à donner l’illusion de maîtriser les éléments qui l’entouraient, à inspirer les personnes qu’elle rencontrait.


Extrait n°7

Agnès était enceinte. Un enfant.

Il se sentait dévasté. Un trou dans le cœur. Bérangère semblait ravie, un petit frère ou une petite sœur arriverait bientôt. Seize ans après sa naissance. Dans une belle maison. Une chambre pour lui tout seul, une terrasse immense et un jardin agréable. De l’argent. Cet enfant ne serait jamais inquiet. Il naîtrait dans un monde magique où rien n’aurait d’importance sinon lui-même, parce qu’il venait si tardivement, parce qu’on ne l’attendait plus. L’enfant miracle que Benedict avait tant attendu et qu’il s’était résolu à oublier.

Quand Bérangère lui avait annoncé la nouvelle, Valère était resté bouche-bée. Incapable de dire un mot. Un coup de poing dans l’estomac. La tempête soufflait plus fort, il pliait sous le choc, battait en retraite, allongé sur le vieux parquet de sa chambre d’enfant. Un nouveau-né.

Valère avait mal, tellement mal, comme si on lui arrachait les entrailles, comme si on lui annonçait qu’il ne verrait plus Agnès. Alors qu’il la reverrait. Il en était sûr. Mais elle ne le regarderait plus. Elle donnerait naissance à un enfant que la famille attendait depuis plus de quinze ans, seule sa grossesse comptait à présent. Le coup de grâce. Elle était enceinte.


Extrait n°8

Il ne pouvait pas parler, il ne pouvait pas dire, parce qu’il savait qu’énoncer les choses les rendrait plus terribles encore.


Extrait n°9

Les blessures qu’on pensait si graves cicatrisèrent. Les gens sourirent de nouveau, apprirent à vivre sans celui qu’ils avaient perdu. Les hommes continuèrent de respirer. Le corps ne les lâchait pas. De nouvelles tempêtes les secouaient, ils se laissaient emporter et la vie d’avant devenait un détail gravé dans leur mémoire, telle des initiales sur un tronc d’arbre au pied duquel personne ne vient plus s’asseoir.

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