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Un autre bleu que le tien - Marjorie Tixier


Ce livre est le résultat d’un achat coup de cœur lors de la foire aux livres d’occasion près de chez moi, il y a quelques mois. J’ai été attirée par la couverture, le titre et les quelques lignes lues au hasard. Il m’attendait depuis et je l’ai lu très récemment. C’est assez différent de ce que je lis d’habitude, plus doux, lisse… J’ai été un peu perplexe au début, mais très vite je me suis attachée aux deux femmes au cœur du roman. Toutes les deux ont en commun de traverser une épreuve et cachent une grande force derrière une fragilité et des handicaps. Rosanie est muette depuis plus de 20 ans suite à un gros choc psychologique et à une tentative de suicide ; Félice sort d’un grave accident d’alpinisme dans lequel son compagnon a trouvé la mort et elle a dû être amputée des deux jambes. Le roman nous parle de leur rencontre et de l’évolution de chacune, comment elles vont s’épauler dans un double processus de résilience. Un troisième femme, Estelle, blessée aussi par la vie, rejoint le duo et va, avec son fils Solen, contribuer à dénouer les fils pour que chacune avance en se libérant du passé traumatique. C’est un récit plein de sensibilité et très positif, dans la veine « feel good », agréable à lire, mais parfois un peu trop prévisible à mon goût.

Le style de Marie Tixier est très soigné, souvent poétique, très travaillé avec un choix des mots justes et des phrases dont le rythme épouse celui des personnages. J’ai relu la quatrième de couverture qui indique que l’autrice écrit aussi des poèmes, et cela ne m’a pas étonné, on sent dans son roman son goût pour la poésie des mots et pour la musique.


Extrait P 15-16

Parfois, elle a vraiment besoin de parler, mais elle ne le fait pas. Elle ne peut pas, même si elle le veut. Rien à faire, aucun son ne sort de sa bouche, rien que du vent, un vent doux de silence et, après tant d’années, elle doute même de savoir encore articuler un mot si sa voix revenait.

Le feu crépite. Son mari s’est assoupi dans le fauteuil. Elle le regarde et admire sa beauté. Depuis quelques temps, il se laisse pousser la barbe. Elle ne lui a pas écrit qu’elle le trouve beau ainsi, mais elle y pense souvent. Elle le regarde et l’aime comme au premier jour, plus qu’au premier jour, parce qu’il lui a sauvé la vie.

Et pourtant elle n’est pas heureuse.

Ce n’est pas de son fait.

Elle le regarder et voit le bonheur lui filer entre les doigts, leur filer entre les doigts.

Elle voit le sacrifice de leur amour.


Extrait P 28

Le passé lui fait oublier la femme qui, pareille aux statues, ne bouge pas. Quand Félice lève la main pour demander qu’on actionne le siège élévateur, elle sent ses pieds remuer et croit les voir s’ébattre comme des poissons volants à la surface de l’eau. C’est une illusion, une image inventée de toutes pièces, mais bien réelle pour elle. Ce qui est perdu peut encore vibrer à travers son corps comme avant, grâce à son esprit, et c’est peut-être une consolation. Pour éviter qu’on ne voie ses cicatrices, elle pose ses mains sur ses moignons tandis qu’on la soulève dans un harnais suspendu à un timon en acier. Le siège élévateur monté sur trois roues en caoutchouc lui fait l’effet de ces grues tentaculaires qui élèvent les conteneurs pour les charger sur les cargos. Fixée à cet engin, Félice se prend pour une chrysalide suspendue à une branche. Elle regarde droit devant elle en souriant afin de forcer les baigneurs à se concentrer sur son sourire plutôt que sur ses jambes.


Extrait P 79

Quand la mère et son enfant ont totalement disparu, Rosanie remonte son col et se lève pour rentrer chez elle. A son retour, le repas est prêt et Antonin l’attend en lisant le journal. Elle est consciente de son retard et s’étonne que son mari ne lui adresse aucun reproche, comme s’il la laissait faire. Parce que ses cheveux tressés n’ont pas encore fini de sécher, il sait qu’elle est retournée aux thermes, mais il ne veut surtout pas la brusquer, ou pire, lui donner l’impression qu’il la surveille et lui demande des comptes. C’est comme un contrat tacite entre eux, une promesse pour éviter de retomber dans le cercle vicieux qui a poussé Rosanie à s’enfuir. Il sent qu’il ne doit surtout pas ressembler à l’autre, même si Rosanie ne lui en a jamais parlé. Avec les années, il a compris qu’elle a voulu échapper à une emprise étouffante, quitte à en perdre la vie.


Extrait P 89

Avec les années, il a appris à la deviner. Si elle dort beaucoup, il sait que le passé est sous contrôle, comme si elle était sous calmants, mais quand les rêves sont de retour, elle s’agite et devient triste, de plus en plus triste jusqu’à ce que ses nuits s’apaisent à nouveau. C’est un cycle auquel ils se sont pliés sans se l’expliquer.


Extrait P 121

En dévalant la rampe pour quitter la maison, Félice appuie de toutes ses forces sur les roues motrices. Elle veut gagner en vitesse. Ses jambes rebondissent dans le sac accroché au dossier de son siège. Elle les sent bouger comme une femme sent l’enfant dans son ventre. Une partie d’elle-même désormais. Intrinsèque et définitive.

Pas question de faire pitié ne de dépendre trop longtemps des autres. Félice pousse sur ses bras pour que la douleur se transforme en autonomie. Inutile de se morfondre ou de douter. Il faut agir quand les doutes cisaillent les nuits, réagir quand la peur paralyse au lieu de renforcer.


Extrait P 217

- Arrête de te focaliser sur ce que tu appelles un handicap. Je ne veux pas le nier, évidemment, mais les mots que tu emploies t’enferment dans une vision négative. Tes jambes seront belles. Plus belles qu’avant. Des jambes de statue qui marche. Tu te souviens que tu les trouvais trop épaisses ? Tu disais que c’était à cause du sport. Eh bien, je te les ferai fines et galbées comme tu les aimes. L’art est capable, sinon de guérir, du moins de donner d’autres couleurs à l’existence. On peut s’en servir pour remplacer ce que tu as perdu, sous une nouvelle forme.

- - Sans doute, mais sache que tu me prives par là d’une bonne raison de ma plaindre !

- Agnès verse le thé et pose la tasse brûlante devant Félice.

- - Au lieu de te dénigrer, parle-moi plutôt de ton petit protégé, dit-elle avec curiosité.

- Félice souffle sur sa tasse et fait pivoter son fauteuil pour se rapprocher d’Agnès.

- - Il était fidèle au poste ! Il s’est jeté sur mes genoux pour récupérer ses brindilles. Heureusement que j’avais la couverture !

- Les enfants n’ont pas peur de la différence.

- Ils posent des questions embarrassantes.

- Il suffit de leur répondre sans embarras.

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