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Une ligne verte - Stephen King

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 5 août 2022
  • 10 min de lecture

Voici une lecture « de hasard » : je n’avais pas entendu parler du livre, je ne suis pas trop adepte de Stephen King, le roman n’était pas dans mes nombreuses listes…mais ma fille m’a parlé du film et m’a donné envie de découvrir cette histoire, et comme je préfère toujours lire avant de voir une adaptation de film, j’ai commencé à lire ce livre…et ne l’ai plus lâcher ! J’avais des idées pré-conçues sur l’univers de S King, trop noir, trop connoté « horreur et terreur », trop fantastique… Mais au final, j’ai vraiment beaucoup aimé ce roman. Certes, ne n’est pas un univers chaleureux et bienveillant puisqu’on est au cœur d’une prison américaine, dans les années 30, dans le quartier destiné aux condamnés à mort et la ligne verte est celle qui mène des cellules à la chaise électrique. Malgré ce cadre plutôt froid et sombre, ce que j’ai le plus apprécié dans ce roman, c’est l’humanité des personnages, celle des gardiens, très psychologues et celle des prisonniers ! Et Stephen King écrit de façon magistrale, emmenant le lecteur dans un récit captivant et plein de subtilité : les gentils ne sont pas des « Bisounours », les méchants ont leurs faiblesses et tous (presque !) sont attachants. Le style est en adéquation avec les personnages et leur univers, les expressions imagées sont légion et cette histoire nous incite à réfléchir sur de grands thèmes universels : la vie, la mort, la peine de mort, les erreurs judiciaires, la part d’ombre de chacun, le juste et l’injustice, la morale des hommes et des lois, le normal et son pendant le paranormal…

Paul Edgecombe est le responsable de cette unité carcérale particulière, l’antichambre de la mort et le jour où John Caffey arrive, il se sent d’emblée en lien avec lui ! Et effectivement, ce prisonnier est particulier et va bouleverser sa vie.

Dans le roman, Paul, très âgé, résident d’une maison de retraite, écrit ses mémoires : l’histoire de John Caffey et des autres prisonniers et gardiens, du jour de son arrivée à la prison à son dernier jour. Dès sa première rencontre avec Caffey, il est impressionné par le personnage, immense et calme, résigné, simple d’esprit mais qui va très vite révéler ses « pouvoirs surnaturels » de guérisseur ! On découvre le passé de John, les crimes dont il est accusé, ainsi que ceux de ses codétenus. Pour Paul, Caffey reste « différent » et il va de lui-même enquêter pour comprendre comment cet homme qu’il ressent comme bon a pu commettre un acte méritant la peine de mort. Pour lui, il va bouleverser ses convictions et ses croyances, remettre en cause ses principes…

Mention spéciale pour le plus petit personnage de l’histoire, l’adorable Mister Jingle !



Extrait n° 1


Ils disaient leurs dernières paroles, des phrases souvent bizarres, incohérentes, puis on leur passait une cagoule en soie noire sur la tête. Cette cagoule, c’était soi-disant pour leur confort, mais j’ai toujours pensé que c’était pour le nôtre. Pour nous épargner leur dernier regard. Cette insoutenable expression de désespoir à l’idée qu’ils allaient mourir attachés à cette chaise.


Extrait n°2

Il faisait aussi chaud que dans les forges de l’enfer, octobre ou pas. La porte de la cour s’est ouverte, laissant entrer un flot de lumière et l’homme le plus grand que j’aie jamais vu, à part ces basketteurs qu’on voit aujourd’hui à la télé dans la salle de loisirs de cette réserve pour vieux radoteurs où j’ai atterri. Il portait des chaînes aux bras et autour de son torse, qui était large comme une barrique ; il avait aussi les fers aux pieds et traînait une chaîne qui cliquetait comme un sac de pièces de monnaie tout le long de ce couloir vert. Percy Wetmore et Harry Terwilliger, qui l’encadraient, avaient l’air d’enfants tirant derrière eux un grizzli captif.


Extrait n°3

John Caffey était noir, comme la plupart des hommes qui venaient séjourner au bloc E avant de mourir dans les bras de Miss Cent Mille Volts, et il faisait deux mètres et cinq centimètres. Mais pas une de ces grandes perches de basketteurs qu’on voit à la télé ; non, une véritable armoire, un cou de taureau et des épaules maousses, bosselées de muscles. Ils lui avaient refilé le plus grand bleu qu’ils avaient pu trouver au magasin mais les jambes du pantalon lui arrivaient aux mollets, qu’il avait noueux et zébrés de cicatrices, et les manches de la veste, trop étroite pour son torse, dépassaient à peine les coudes. Il tenait sa casquette dans son battoir de main, ce qui était aussi bien car, perchée sur sa tête ronde comme un ballon, elle aurait fait penser au petit calot du singe du joueur d’orgue de Barbarie, sauf qu’elle était bleue au lieu de rouge. Il avait l’air fort capable de briser ses chaînes comme on fait sauter le ruban d’un cadeau de Noël mais, quand on voyait son visage, on sentait bien qu’il ne ferait pas une chose pareille.


Extrait n°4


Ton temps ici, mon gars, peut être facile comme il peut être dur, ça dépend de toi. Je suis là pour te dire que tu ferais mieux de nous rendre la tâche facile, parce que ça revient au même à la fin. Nous te traiterons comme tu le mérites. Tu as des questions ? — Vous laissez une lumière après le coucher ? il a demandé tout de suite, comme s’il avait attendu l’occasion de poser cette question. Je l’ai regardé. J’en avais entendu, des questions bizarres, au bloc E... comme celle du type qui m’avait demandé si les seins de ma femme étaient gros... mais celle-ci, c’était une première. Caffey souriait d’un air embarrassé, comme s’il savait que je le trouverais idiot.

- Parce que j’ai un peu peur dans le noir, des fois, quand j’connais pas l’endroit, il a dit.

Je l’ai encore regardé. Ce grizzli. Cette montagne de muscles. J’étais touché. Ils vous touchent, vous savez ; vous ne voyez pas le pire en eux, ces pulsions qui martèlent leurs horreurs comme des démons à la forge. — Oui, il y a de la lumière toute la nuit, j’ai dit. La moitié des lampes restent allumées tout le long de la ligne verte jusqu’à cinq heures du matin.


Extrait n°5


Ma femme disait que la migraine n’attendait pas qu’on soit vieux pour frapper, que c’était une maladie de jeunes et que ça s’améliorait toujours avec l’âge.


Extrait n°6

On s’était bien amusés la nuit passée avec cette souris, mais on savait aussi, Brutal et moi, que si on découvrait que la bestiole avait commencé à ronger le capitonnage des murs pour s’y faire un nid, on serait obligés de la tuer. Parce qu’une souris, ça allait, mais une famille, bonjour les dégâts. Et puis, disons-le, quand on est payé par l’État pour exécuter des rats, on n’a pas trop de scrupules à occire une souris.


Extrait n°7

Si j’avais su que l’histoire se prolongerait de cette façon, je ne l’aurais sans doute pas commencée. Pour dire la vérité, j’étais loin de me douter que l’acte d’écrire pouvait ouvrir tant de portes, comme si le vieux stylo à encre de mon père n’était pas vraiment une plume mais une étrange variété de passe-partout. La souris est sans doute le meilleur exemple de ce dont je parle, Steamboat Willy, alias Mister Jingles. Jusqu’à ce que j’entreprenne de raconter cette histoire, je ne réalisais pas l’importance de cette bestiole. Par exemple, cette façon qu’elle avait de chercher Delacroix avant que Delacroix n’arrive, eh bien, je ne pense pas en avoir réellement pris conscience, avant que les mots et les souvenirs ne s’entremêlent au fil des pages.


Extrait n°8

Je ne veux pas que vous oubliiez John Caffey, d’accord ? Je veux que vous le voyiez, contemplant le plafond de sa cage, pleurant en silence, le visage enfoui sous ses énormes pognes. Je veux que vous entendiez ses soupirs qui tremblaient comme des sanglots, ses plaintes si discrètes qu’elles en paraissaient clandestines. Ce n’était là ni le chant d’agonie et de regret que nous entendions parfois au bloc E, ni les cris arrachés par les échardes du remords. Dans ses yeux mouillés, on ne lisait pas non plus cette douleur qui nous était coutumière. On aurait dit – et je sais, bien sûr, que ça va vous paraître fou, mais à quoi bon noircir tant de pages si ce n’est pour dire ce qu’on ressent au plus profond de soi ? – on aurait dit, donc, que c’était sur le monde entier qu’il pleurait ; que sa peine était beaucoup trop vaste pour qu’il en soit jamais soulagé.


Extrait n°9

En me relisant, je vois que j’ai appelé « maison de retraite » l’endroit où je vis désormais, Georgia Pines. La direction apprécierait pas. Les brochures qu’on peut consulter à la réception et qu’ils envoient à leurs clients potentiels font état d’une « luxueuse résidence pour le troisième âge ». Il y aurait même, dixit le dépliant, un centre de loisirs. Les résidents (que je traite parfois de « détenus ») se contentent de l’appeler la salle de télé.


Extrait n°10

Il serrait les barreaux si fort qu’il en avait les phalanges et les ongles blanchis. Son visage exprimait un indicible désespoir et il y avait dans son regard une urgence que je ne pouvais comprendre. Je me souviens d’avoir pensé que je l’aurais peut-être comprise si je n’avais pas été aussi malade, et qu’alors j’aurais pu trouver le moyen de l’aider. On connaît mieux un homme quand on connaît ses besoins. — S’il vous plaît, boss Edgecombe ! Faut qu’vous veniez ! C’était le truc le plus dingue qu’on m’ait jamais demandé : King Kong invitant son geôlier à entrer dans la cage ! Et, plus dingue encore, j’allais répondre à son invitation ! J’avais mon trousseau de clés à la ceinture et j’étais déjà en train de chercher celle de sa cellule. Même si j’avais été en pleine forme et capable de me défendre, il aurait pu me briser en deux contre son genou comme il l’aurait fait d’une branche de bois mort. Or, ce jour-là, c’est tout juste si je tenais sur mes jambes. Il n’empêche, j’allais le faire. Tout seul, comme un grand.


Extrait n°11

J’ai pensé à lui demander comment il avait bien pu déceler mon malaise, et surtout son origine, mais j’aurais obtenu la même réponse indifférente. Il y a une phrase que j’ai lue quelque part et que je n’ai jamais oubliée : « une énigme enveloppée de mystère ». Cela décrit parfaitement John Caffey, et s’il pouvait dormir la nuit, ce devait être grâce à une bonne dose d’indifférence. Percy l’appelait l’idiot, ce qui était méchant mais pas trop éloigné de la vérité. Notre colosse connaissait son nom, savait qu’on ne l’écrivait pas pareil que la boisson, mais il ne désirait pas trop en savoir plus.


Extrait n°12

Ici, on est à l’heure de Georgia Pines : celle des membres raides, de la tremblote et du pipi au lit, Le reste ? Envolé, disparu. Une maison bigrement dangereuse, croyez-moi. Oh, on ne s’en rend pas compte, au début. On trouve l’endroit ennuyeux, aussi paisible qu’une crèche à l’heure du dodo, mais attention, le danger guette. J’en ai vu plus d’un ici qui glissait dans la sénilité et, quand je dis glisser, c’est une façon de parler, parce qu’ils s’enfonçaient vers les abysses à la vitesse d’un sous-marin fuyant une torpille. Certes, quand ils débarquent, ils ont la vue plutôt basse, la canne soudée à la paume, la vessie pas vraiment étanche. Mais à part ça, ils sont encore d’équerre. Et puis, il leur arrive quelque chose. Un mois plus tard, ils sont assis devant la télé, l’œil sans vie, la mâchoire pendante, un verre de jus d’orange oublié dans une main qui fait le shaker. Le deuxième mois, il faut leur rappeler les noms de leurs enfants venus leur faire coucou. Le troisième, c’est leur propre nom qu’ils ont oublié. Oui, il leur arrive quelque chose : ils se sont mis sans le savoir à l’heure de Georgia Pines, une heure qui agit comme un acide doux, qui leur ronge d’abord la mémoire, et après le désir de vivre.

Faut se battre contre ça. Je l’ai dit à mon amie Elaine Connelly. Je me sens beaucoup mieux depuis que j’ai entrepris d’écrire ce qui s’est passé en 1932, l’année où John Caffey est entré au bloc E. Ce sont souvent des souvenirs terribles, mais je les sens qui affûtent mon esprit et ma vigilance comme une lame aiguisée la pointe d’un crayon, et ça vaut le coup de souffrir un peu.

Malgré tout, écrire et se souvenir, ce n’est pas suffisant.


Extrait n°13

Au milieu de mon récit, j’ai soudain éclaté en sanglots, et ça, je ne l’avais pas prévu. J’avais un peu honte, mais un peu seulement ; parce que cette femme ne m’avait jamais reproché les fois où je ne m’étais pas comporté comme un homme doit le faire, du moins, selon l’idée que je m’en faisais. L’homme qui a une bonne compagne est la plus heureuse des créatures de Dieu. Le solitaire doit être bien misérable ; sa seule chance est d’ignorer ce qu’il perd. J’ai pleuré, donc.


Extrait n°14

Comme toujours avec un sale boulot, le plus difficile est de s’y mettre. Avec un moteur, peu importe qu’on utilise la clé ou la manivelle : une fois qu’il a démarré, il tourne aussi bien de toute façon. C’est ainsi que ça a fonctionné pour moi, hier. Au début, les mots sont venus par bribes, puis par phrases entières, enfin en torrent. J’ai découvert qu’écrire est une manière particulière et plutôt terrifiante de se souvenir et qu’il peut y avoir dans le processus une violence qui s’apparente au viol. J’ai peut-être ce sentiment parce que je suis devenu un très vieil homme (une chose survenue à mon insu, je me dis parfois), mais je ne le pense pas. Je crois plutôt que l’alliance de la plume et de la mémoire engendre une espèce de magie, et la magie est dangereuse.


Extrait n°15

Nous sommes descendus et avons gagné l’arrière. Brutal a sauté sans mal, mais John Caffey a fléchi sur ses jambes et a failli tomber. On s’est mis à trois pour le retenir et il chancelait encore quand il a été repris d’un accès de toux, pire que les autres, celui-là. Il s’est plié en deux, étouffant le bruit sous ses paumes qu’il pressait sur ses lèvres, comme s’il se retenait de vomir. Et j’ai pensé que c’était exactement ce qu’il cherchait à faire. Non pas vomir, mais empêcher le mal de s’échapper. Aujourd’hui, quand je repense à cette nuit, j’en secoue la tête d’incompréhension à l’idée d’avoir deviné aussi juste et aussi faux à la fois.


Extrait n°16

Ne dis rien. On criera victoire quand on l’aura ramené dans sa cellule. Pas avant. — Vous oubliez Percy, a ajouté Harry, dont la voix résonnait dans le souterrain. La nuit sera pas terminée tant qu’on n’aura pas réglé son cas. Il s’est avéré que notre nuit était loin d’être terminée... et que négocier avec Percy Wetmore serait plus facile et plus dur qu’on ne s’y attendait.


Extrait n°17

Il avait dû se dire : « Ça ira, c’est pas des tueurs. » Et puis, peut-être qu’il avait pensé à Miss Cent Mille Volts et qu’il en avait conclu que des tueurs, on l’était, et des patentés. Pour ma part, j’en avais occis soixante-dix-sept, plus qu’aucun de ceux que j’avais assis sur la chaise n’en avait jamais eu à son palmarès, plus que le sergent York en personne pendant la Grande Guerre. Ce n’était pas logique que nous le tuions, mais nous nous étions déjà comportés si follement, avait-il dû penser, assis sur son cul à chatouiller de sa langue la triple épaisseur de chatterton. Et puis, le mot « logique » a-t-il encore un sens pour un homme enfermé dans une cellule capitonnée et immobilisé dans une camisole de force comme une mouche dans une toile d’araignée ?


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