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Veiller sur elle - Jean-Baptiste Andrea



Immobilisée pour plusieurs semaines suite à un accident, je me suis acheté plusieurs livres et j’ai commencé, sur les conseils avisés d’un collègue, par Veiller sur elle, quelques jours avant la proclamation du lauréat du Goncourt ! J’avais déjà lu avec beaucoup de plaisir Des diables et des saints et j’ai retrouvé la plume enlevée et poétique de Jean-Baptiste Andrea, son imagination, ses pointes d’humour et d’ironie et son goût pour les personnages atypiques, cabossés par la vie ! Je ne vais pas redire toutes les qualités vantées par les nombreux critiques plus qualifiés que moi qui se sont exprimés suite à l’annonce du prix Goncourt ! Ce qui me plaît particulièrement, c’est le romanesque de ses œuvres ! On voyage dans le temps et l’espace, les personnages sont hauts en couleur et l’intrigue est ponctuée par quelques événements surnaturels qui embarquent le lecteur vers une évasion garantie ! C’est un véritable gros coup de cœur pour moi car je trouve que beaucoup de romans actuels qui ont le vent en poupe sont intéressants, souvent (trop) proches des actualités et problèmes de société de notre époque sont un peu trop ancrés dans la réalité et parfois « plombants ». J’ai plaisir à lire de grands romans qui m’apportent évasion, dépaysement et détente !

L’histoire de vie de Mimo, Michelangelo Vitaliani, remplit complètement ces critères : né en 1904 de parents italiens, émigrés en France, il a appris son art de sculpteur de son père avant le décès prématuré de ce dernier. Renvoyé en Italie chez un « oncle » pour y compléter sa formation, il comprend très vite qu’il possède un talent assez exceptionnel et qu’il va devoir ne compter que sur lui-même pour s’en sortir ! Atteint de nanisme, pauvre, malmené par son « oncle » et par ceux qui jalousent son talent, les obstacles ne manqueront pas. Mais, une rencontre va lui ouvrir les portes d’une autre vie : Viola Orsini est une jeune fille riche anticonformiste, féminine et érudite à une époque où c’est inconcevable pour une jeune fille. Leur amitié naît dans un cimetière et sera mise à l’épreuve et malmenée tout au long de leur vie, mais c’est grâce à elle que tous deux franchiront les obstacles et grandiront. Mimo et Viola vont traverser le XXème siècle et ses tourments, la première guerre, la monté du fascisme, les progrès scientifiques et technologiques. Au travers du récit de la vie tumultueuse de Mimo, Jean-Baptiste Andrea analyse et dénonce aussi les effets d’entre-soi et du pouvoir religieux et politique.

Le titre du roman se comprend à plusieurs niveaux, à différentes étapes du roman :  Veiller sur elle, qui est « elle » ? Viola et / oui l’œuvre magistrale de Mimo ?  sa Piéta, si troublante et énigmatique qu’elle a due être cachée du regard des hommes, à l’écart du monde, dans un monastère reculé, ce que nous révèlent les premières pages du livre qui commence par les derniers instants de vie de Mimo …

 

Extrait P 26

Les fesses sur un banc de bois, je traversai la première grande ville de ma vie. J’étais heureux. J’avais perdu mon père, j’ignorais quand je reverrais ma mère, mais oui, j’étais heureux et ivre de tout ce qui était encore devant moi, cette masse d’avenir à escalader, à tailler à ma mesure.

 

Extrait P45

La porte s’ouvre en silence – le serrurier qui a vanté la qualité des gonds n’a pas menti.

Il n’allume pas. Les néons d’origine ont été remplacés en même temps que la grille par un éclairage plus doux, et c’est tant mieux, ces néons la brutalisaient. Mais il préfère la voir dans le noir. L’abbé s’avance, la touche du bout des doigts, par habitude. Elle est un peu plus grande que lui. Au centre d’une pièce ronde, un sanctuaire primitif à voûtes romanes, elle se teint un peu courbée sur son socle, abîmée dans un rêve de pierre. La seule lumière vient du couloir, découpe deux visages, la cassure d’un poignet. L’abbé sait chaque détail de la statue qui dort dans l’ombre, pour l’avoir scrutée à s’en user les yeux.

On l’enferme pour la protéger.

L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.

 

Extrait P86


Les morts ne parlaient pas non plus, ou pas pour échanger des banalités. La conclusion s’imposait : ce n’était pas un spectre. La fille avait mon âge. Je ne savais pas si je devais implorer sa pitié pour m’être endormi sur son lit ou défaillir de soulagement.

-          Tu ne vas pas encore t’évanouir ? Tu m’as fait une de ces peurs, hier.

-          Moi, je vous ai fait peur ? J’ai cru que vous étiez morte !

Elle me dévisagea comme si j’étais devenu fou.

-          J’ai l’air morte ?

-          Maintenant non.

-          C’est absurde, de toute façon. Pourquoi craindre les morts ?

-          Euh… parce qu’ils sont morts ?

-          Tu crois que ce sont les morts qui font les guerres ?  qui s’embusquent au bord des chemins ? Qui te violent et te volent ? Les morts sont nos amis. Tu ferais mieux d’avoir peur des vivants.

 

Extrait P115

Je n’ai jamais retrouvé la douceur des printemps de Pietra d’Alba, quand l’aube durait tout le jour. Les pierres du village en agrippaient le rose et le passaient à tout ce qui pouvait le refléter, carreaux, métaux, inclusions de mica dans les affleurements rocheux, source miraculeuse, jusqu’aux yeux des habitants. Le rose ne s’éteignait que quand le dernier homme s’endormait, car même à la nuit tombée il survivait dans le regard qu’un garçon posait parfois sur une fille, sous la lumière des lampions. Le lendemain tout recommençait. Pietra d’Alba, pierre d’aube.

 

Extrait P 139

Un saint pleure. Il n’est pas encore vraiment saint – c’est un détail. Il s’est arrêté sur un plateau bien différent des vallées qu’il a traversées, c’est peut-être la fatigue, le soulagement. Il n’a pas pleuré depuis la nuit où ils ont emmené son meilleur ami, celui pour lequel il était prêt à mourir. Prêt à mourir, oui, juste pas ce soir-là, puisqu’il le renia trois fois avant le chant du coq.

Ses larmes s’infiltrent dans une crevasse. Et parce que ce n’est pas n’importe quel homme, parce que l’ami qu’il a trahi n’est pas n’importe qui non plus, les larmes traversent la pierre dont il porte le nom et se transforment en source miraculeuse. Sur ce plateau où ne vivent que des cailloux pousseront bientôt des hommes et des agrumes.

Une approche plus scientifique soulignerait la nature karstique du sous-sol, constamment changeante et propice à l’irruption de sources où il n’y en avait pas, mais la science n’enlève rien au miracle, elle en parle juste avec une poésie qui lui est propre. LA conclusion reste la même : l’hydrographie du plateau est essentielle à qui souhaite comprendre Pietra d’Alba. L’eau, patiente, façonna le destin du plateau et de ses habitants, qui auraient pourtant répondu à la question de savoir à quoi elle servait ; « A boire et à arroser. » Quand la bonne réponse était : « A jalouser et à ravager. »

A Pietra d’Alba comme ailleurs, qui comprend l’eau comprend l’homme.

 

Extrait P 149

Puis je croisai le regard narquois de Stefano, et résolus de me venger. J’aurais pu rejoindre les Gambale, planter un couteau dans un Orsini, couper de nuit leurs précieux orangers, empoisonner leur eau. Mais Viola avait raison : ce monde-là était mort. Ma vengeance serait du vingtième siècle, ma vengeance serait moderne. Je m’assiérais à la table de ceux qui m’avaient repoussé. Je deviendrais leur égal. Si je le pouvais, je les dépasserais. Ma vengeance ne serait pas de les tuer. Elle serait de leur sourire, de ce même sourire condescendant qu’ils m’adressaient aujourd’hui.

 

Extrait P169

Viola grandit brusquement cette année-là, et me dépassa bientôt de deux têtes. Alinéa, qui avait tout oublié de ses terreurs ursines, fit valoir qu’elle n’avait pas grand-chose au balcon, surtout comparée à Anna Giordano. Viola répondit- ce sont ses mots exacts, je m’en souviens encore- que ce genre de balcon-là n’attirait que des ennuis, dont le moindre n’était pas, avec le temps, son inévitable effondrement. Alinéa lui demanda pourquoi elle ne pouvait pas parler comme tout le monde.

 

Extrait 185

Elle se mit à rire, de cette façon unique et rare qu’elle avait de faire, la tête renversée en arrière, les bras légèrement séparés du corps, comme si elle s’apprêtait à pousser un contre-ut.

-          Non, Mimo. Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c’est-à-dire à peu près tout le monde. Je sais ce qu’on dit sur moi, au village. Je sais que ma propre famille me trouve étrange. Je m’en fiche. Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.

-          Je préfèrerais plaire à tout le monde.

-          Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire.

 

Extrait P296

Comme à ma mère, je présentai à mes amis une version édulcorée de mon séjour florentin, c’est-à-dire que je mentis comme un arracheur de dents. Bizzaro, Sarah et les autres furent grattés de la photo de ces deux années-là. Je m’en voulus un peu, sans comprendre que c’était moi que je blessais en m’amputant de leur souvenir ? J’avais dix-huit ans, et à dix-huit ans, personne ne veut ressembler à ce qu’il est vraiment.

 

Extrait P 366

Face à mon air buté, une expression angoissée traversa son visage. La Viola de douze ans, de seize ans, se tint soudain devant moi, cet être que tout marquait, affolait, enthousiasmait.

-          Ne me force pas à choisir entre mon mari et toi.

-          C’est bon, ne t’inquiète pas.

-          Tu viendras lui présenter tes excuses, alors ?

-          Mes excuses ? Plutôt mourir.

En fin de journée, je me rendis à la villa Orsini et offris mes excuses à Rinaldo Campana, avec un manque abject de sincérité. Il les accepta avec une hypocrisie non moins extraordinaire et nous nous séparâmes sur une poignée de main, nous détestant plus que jamais.

 

Extrait P 394

A pas lents, j’approchai de la femme qui m’avait jeté, par une nuit d’hiver, sur ce caillou râpeux, moi le piccolo problema, l’insignifiant, devenu l’artiste que l’on s’arrachait. Et j’eus soudain honte, honte de cet argent que personne n’avait jamais donné à mon père, dont je crois sincèrement qu’il était encore plus talentueux que moi.

-          Bonjour, Michelangelo, murmura-t-elle, les yeux baissés. Tu as dit que je pouvais venir quand je voulais, et je me suis dit, maintenant que je suis veuve…

Ce n’était pas ma mère qui parlait, parce que ma mère n’avait jamais baissé les yeux devant quiconque. Devant moi se tenait une femme qui avait donné naissance à un prodige, Marie après l’annonce de l’ange sur la fresque de Fra Angelico. Une femme impressionnée, presque effrayée par son propre fils.

Peut-être était-ce à cause de Viola, mais la première phrase qui sortit de ma bouche ne fut pas celle que je voulus prononcer.

-          Pourquoi m’as-tu abandonné ?

Elle sursauta. Elle avait voyagé longtemps, elle était fatiguée, avait sans doute espéré un autre accueil. Lentement, ses yeux se levèrent, dévorèrent les miens de ce flamboiement violet qui, lui, n’avait pas pâli.

-          La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo. Si tu es parvenu à faire les bons choix du premier coup, sans jamais te tromper, alors tu es un dieu. Et malgré tout l’amour que je te porte, malgré le fait que tu sois mon fils, même moi, je ne crois pas avoir donné naissance à un dieu.

 

Extrait P 442

Au sortir de la guerre, plus personne ne voulut entendre parler de mort. Les années vingt furent celles de la vie, une vie accélérée, frénétique, et j’ai plus d’une fois pensé que les films de l’époque, tout en saccades et sautes d’image, en avaient capturé la réalité. Au cours des années trente, avec cette curiosité tendre qu’octroie la distance, la mort revint à la mode. La moindre ville qui se prenait au sérieux, le moindre village un peu ambitieux, se devait d’avoir son monument aux morts. Je dus sculpter, malgré ma réticence, celui de Pietra, qui avait ceci de particulier qu’un seul nom y figurait. [..] Il était presque impossible de fixer ce nom unique, perdu au milieu d’une dalle vide, sans songer : « Quel idiot. » L’hommage devenait insulte. La famille Orsini le détesta, le maire le détesta, et, comme je le détestais aussi, je n’eus aucun scrupule à le détruire.

 

Extrait P 445

En 1940, la guerre recommença, puisqu’elle n’avait jamais cessé.

 

Extrait P 446

Le soir, je fis une esquisse sur la table de la cuisine, entre deux verres de vin et deux assiettes vides, pendant que Vittorio rangeait la vaisselle et que ma mère tricotait dans un coin. L’Homme nouveau ferait trois mètres de haut, cinq avec le socle. L’Homme nouveau était un sprinter sur le départ, juste après le coup de feu, et ne tiendrait que sur un pied. Un défi technique. Un défi anatomique. Quand je montrai le dessin à ma mère, elle y jeta un simple coup d’œil, se remit à tricoter et déclara :

-          Tu es très bien comme tu es, Mimo.

-          Pardon ?

-          Il me semble que ton géant, là, avec tous ses muscles, cet « homme nouveau », représente ce que tu voudrais être. Je te dis que tu es très bien comme tu es. Mais qu’est-ce que j’y connais, je suis juste ta mère.

 

Extrait P 491

Pourquoi me mentir ? Bizzaro m’inquiétait, mais ce n’était pas la peur qui m’avait poussé à l’ignorer. Je l’avais fait pour les mêmes raisons qui m’avaient dissuadé de lui rendre visite à Florence, quand j’y étais revenu avec Viola. Bizzaro et Sarah m’avaient vu la tête dans le caniveau. Je ne voulais simplement pas recroiser le route de quelqu’un qui avait connu la pire version de moi, de peur de découvrir que cette version était la vraie. Car si c’était la vraie, alors le Mimo Vitaliani d’aujourd’hui, avec sa montre Tank et ses costumes sur mesure, n’était qu’un imposteur.

 

Extrait P 544

Je posai la main sur mon flanc. La pierre me parla. Celle-ci était d’une beauté, d’une densité unique. Mon instinct me soufflait qu’elle était parfaite, qu’aucune fissure cachée ne viendrait ruiner le travail du sculpteur. Le sculpteur qui ne serait pas moi. Car j’avais beau la regarder, je ne voyais rien. Ou plutôt, je ne voyais que le passé, les dizaines de statues que j’avais déjà sculptées.

-          Tu es aveugle, n’est-ce pas ? fit la voix douce de Metti, dans mon dos.

Main sur le bloc, je ne me retournai pas.

-          Oui.

-          C’est ce qui m’est arrivé au retour de la guerre. J’aurais pu me débrouiller avec un bras, trouver un moyen, une autre façon de faire. Mais je ne voyais plus rien. Juste des blocs de pierre avec rien dedans.

-          Ça fait dix ans que je ne vois plus que des blocs de pierre sans rien dedans. Remarquez, àa n’empêche pas sculpter.

-          Mais tu ne feras pas cette œuvre.

-          Non. J’ai assez menti.

 

 

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