Vivre vite - Brigitte Giraud
- deslivresetmoi72
- 31 oct. 2024
- 5 min de lecture

J’ai acheté ce prix Goncourt 2022 lors de la dernière édition de la foire aux livres d’occasion de ma ville. C’est un récit très autobiographique dans laquelle Brigitte Giraud revient sur l’accident qui a coûté la vie de son compagnon 20 ans avant. Elle détricote l’enchevêtrement des circonstances qui ont selon elle, participé à la survenue de cet accident fatal.
« Avec des « si », on mettrait Paris en bouteille » me disait ma grand-mère…Avec une série de seize « si », Brigitte Giraud cherche en réalité ce qu’il aurait fallu changer dans les jours précédant la date fatidique du 22 juin 1999 pour que cet accident n’ait jamais lieu. Ce récit est bouleversant, faisant revivre le quotidien d’un couple et d’une famille ordinaire, à l’aube d’un déménagement dans une nouvelle maison, symbole d’une nouvelle étape dans leur vie, de stabilité, d’avenir. A travers ce texte, on sent comment cet évènement a profondément modifié la vie de l’autrice, en la scindant littéralement en deux, un avant et un après, les deux n’étant séparés que par l’annonce du drame. C’est un récit sensible, mais sans complaisance ni apitoiement, pour transmettre la prise de conscience de la fragilité de la vie, où tout peut basculer en un instant, sans prévenir.
Extrait P 15
Au fil des ans, j’ai fini par apprivoiser cette maison que j’avais prise en grippe. Après avoir habité les lieux en somnambule, après avoir confondu le matin et le soir, j’ai cessé de me cogner aux murs et j’ai commencé à les repeindre. J’ai arrêté de massacrer les cloisons et les faux plafonds, de considérer chaque mètre carré comme une puissance ennemie. J’ai calmé ma furie et j’ai accepté d’enfiler le costume d’une personne fréquentable. Il me fallait revenir au marché des vivants. Celui qui disait que j’étais veuve, je le passais au lance-flamme. Sidérée de chagrin, oui, veuve non.
Extrait P 17
Mais je ne comprenais pas à qui s’adressait cette lumière. Je préférais les jours de pluie, qui au moins ne prétendaient pas me divertir de ma tristesse. J’avais décidé que la maison serait ce qui me relierait à Claude. Ce qui donnerait un cadre à cette vie nouvelle que notre fils et moi n’avion spas choisie. Il s’agissait encore de notre fils, alors qu’il faudrait finir par dire mon fils. Comme il me faudrait finir par dire je à la place de ce nous qui m’avait portée. Ce je qui m’écorchera, qui dira cette solitude que je n’ai pas voulue, cette entorse à la vérité.
Extrait P 23
Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans des statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors, qu’on se croyait unique et immortel.
Extrait P 76
Je maudis ces billets échangeables. On aurait dû m’obliger. Je maudis ce monde qui se pliait à mon désir. Je maudis cette liberté dont j’ai si mal usé.
Si j’étais allée à Paris le 18 juin comme prévu, je serais rentrée en fin de journée, au moment où mon frère déposait sa moto. Nous nous serions croisés rapidement. Et puis c’est tout. D’histoire, il n’y en aurait pas eu.
Extrait P 88
Disons que c’est un ensemble, un faisceau de microraisons qui, mises bout à bout, commençaient à constituer un empêchement de téléphoner.
Comme les microévénements survenus depuis une semaine finissaient par tisser une toile suffisamment serrée pour qu’ils conduisent inexorablement à l’accident.
La vraie raison, je la connais. Il est possible que ce soit cette vraie raison, et elle seule, qui m’ait empêchée de téléphoner.
Comment m’y prendre pour être crédible, et en premier lieu vis-à-vis de moi-même ?
Ce qui m’a empêché de me lever du canapé, entre vingt et une heures trente et vingt-deux heures trente, c’est un sentiment particulier qui montait en moi depuis plusieurs années, conditionné par l’époque dans laquelle nous vivions, et qui disait que les pères devaient conquérir une nouvelle place dans leurs foyers. Je voulais que Claude n’ait pas besoin de moi, de mon regard, de mon avis, pour m’occuper de son fils. Je voulais, le verbe est mal choisi, j’espérais qu’il affirmerait sa présence et qu’il construirait sa relation avec son fils, ce qu’il faisait. On dit tant des mères qu’elles sont autoritaires et dévorantes que j’essayais de me tapir parfois dans un coin, ne sachant jamais si j’en faisais trop ou pas assez.
Extrait P 108
Que cette moto n’ait pas été commercialisée au Japon parce que jugée trop dangereuse ne passe pas. C’est le détail de trop sur lequel je bute.
Je le sais depuis la semaine qui a suivi l’accident, depuis le jour des obsèques où le beau-frère de Claude, motard chevronné et grand ponte professionnel du permis moto, qui avait partagé son enfance à la ZUP de Rillieux avant de se marier avec sa sœur Nicole, avait rappliqué avec de l’affection à revendre et ce scoop auquel je ne m’attendais pas, confirmé par la suite par certains amis adeptes du deux-roues, qui laissaient entendre que c’était chose connue dans le milieu. Les accidents sur des 900 CBR, ils en avaient tous entendu parler. C’était des motos qu’ils qualifiaient d’inroulables, qui étaient faites pour la piste, pour le circuit.[…] Claude aurait dû être maître de son véhicule, d’après le code de la route. Ce qui est tout le problème, nous y reviendrons plus tard. Puisqu’on ne connaît aucune cause à l’accident, c’est ce que dit le rapport de police. Même s’il paraît obscène que ce qui est considéré comme dangereux pour les Japonais ne le soit pas pour les Français. En vertu de quel traité d’exportation, de quelle balance commerciale, de quels échanges, de quelle mondialisation, de quels critères économiques ?
Extrait P 129
La logique des autres est un mystère, ce qui se passe dans leur cerveau fait penser, parler, écrire pendant des années. Comment change-t-on une attitude raisonnable, prévisible, qu’on peut nommer adulte, une attitude transgressive et fantasque. Qu’est-ce qui fait de soi un petit-bourgeois à un moment, qui contracte un prêt immobilier à la banque, un bon père de famille, et un punk à un autre, prêt à en découdre, à tout saloper.
Extrait P 170
Je repousse le moment de stopper le parcours de Claude et de faire passer le feu au rouge, celui devant le musée Guimet, qui sera déterminant pour la suite. Je parle pour l’instant de PCB et des petites plages improvisées, peuplées par des jeunes gens qui évoluent dans les herbes et cherchent les rayons de soleil déjà chauds face aux reflets du fleuve, par les couples illégitimes, les garçons qui se rencontrent, apr les étudiants qui s’isolent derrière les arbres pour rouler des joints et poursuivre la soirée autour d’un feu, plaquant des accords de guitare et jouant du djembé, dont les vibrations se répercutent jusque sur la colline de la Croix-Rousse.
J’hésite à faire passer ce feu au rouge, parce que s’il était resté vert une seconde de plus, Claude aurait poursuivi sa route sans obstacle, et sans doute aussi son existence, et nous n’aurions rien su de cette journée, qui aurait été comme les autres, ni remarquable ni mémorable, sans qu’elle suscite aucune question ni aucun récit, une journée qui épouse les vibrations de l’été, dans lequel on pénètre bras nus, livré au vent déjà tiède de ce milieu d’après-midi soyeux, juste avant la fin des classes, la grande libération, juste avant le déménagement, juste avant cette nouvelle vie dont in savait qu’elle allait enfin se déployer.
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