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Vous ne connaissez rien de moi - Julie Héraclès

  • Photo du rédacteur: deslivresetmoi72
    deslivresetmoi72
  • 23 août 2024
  • 9 min de lecture

Livre qu’on m’a offert récemment, alors que je venais d’en entendre parler : la lecture de la quatrième de couverture m’a tout de suite attirée.

L’histoire est assez originale par rapport aux nombreux autres livres que j’ai déjà lus se déroulant pendant la même période historique, à savoir la seconde guerre mondiale. L’autrice s’est intéressée au point de vue d’une jeune femme qu’on peut qualifier de collaboratrice…et à travers ce récit, elle nous amène à soulever de nombreuses interrogations.

S’il est facile, avec le recul actuel et nos connaissances sur cette période ô combien sombre de notre histoire, de se dire qu’on aurait forcément été du « bon » côté, dans la Résistance. Mais, au fil de cette lecture, on se questionne forcément…Si on avait eu 17 ans à ce moment-là, si on avait été bercé par des discours de propagande antisémites et à la gloire de la Grande Allemagne, dans une France dont le gouvernement a entériné la défaite, avec des perspectives d’avenir fortement entravées, avec des parents distants, un père absent psychiquement, resté comme bloqué dans sa guerre à lui contre les Boches, celle de 14-18, et une mère aigrie par sa chute sociale après la faillite de sa crèmerie. Seule Madeleine, la sœur aînée, s’inquiète pour Simone et la soutient de façon inconditionnelle. Madeleine est le pilier de Simone, celle vers qui elle peut se tourner en toutes circonstances.

Simone est cette jeune fille, qui ne veut pas subir cette guerre, qui veut prendre son destin en main et qui pense que le seul moyen est d’être « du côté des gagnants », qui, pendant longtemps, n’aura pas de réelle connaissance des atrocités perpétrées par les occupants allemands, malgré les mises en garde de sa sœur ou de son amie juive Colette.

Partant de la photo de Robert Capa d’une femme tondue, après la Libération de Chartres par les Alliés, pour ses liens avec les Allemands, Julie Héraclès frappe fort pour un premier roman ! Son angle d’attaque est original, la Résistance et la dénonciation des crimes de guerre perpétrés par les Nazis étant beaucoup plus traités que la collaboration. Elle fait de Simone un personnage ambigu, parfois dérangeant, parfois attendrissant, une jeune fille toute en contradictions qui n’aspire qu’à croquer la vie et à se construire un avenir meilleur. Douée en langue allemande, au collège et lycée, elle se convainc que c’est en devenant professeur d’allemand qu’elle réussira. Sa maîtrise de la langue sera un des facteurs déterminants qui l’inciteront à côtoyer et à travailler pour les Allemands. En contrepoint, le personnage d’Otto est également très intéressant et nuancé : occupant allemand, il subit lui aussi la guerre, sans adhérer aux valeurs prônées par ses supérieurs…c’est même lui qui tente de mettre en garde Simone et de la protéger.

Pour un premier roman, c’est fort et magistral. Le style est très vif, enlevé avec, dans les dialogues, pas mal d’argot ou d’expressions typique, un langage assez cru, renforçant le côté frondeur et un peu gouailleur de Simone. Les chapitres sont courts, et au fil du récit, s’insèrent ceux consacrés au jour où Simone tombe aux mains des résistants avides de vengeance et d’humiliation pour les filles comme elle, perçues comme des traitres impardonnables. De nombreux passages m’ont interpelée et ont retenu mon attention. Un livre à découvrir !

 

 

Extrait n°1 - Page 11 (début du roman)

Il n’y aura pas de pitié pour moi. La pitié n’existe pas. LA vengeance, oui. Les Allemands ont fusillé ceux de Chavannes comme des chiens en 42. Aujourd’hui, les vainqueurs ont changé de camp. Je n’aurai droit à aucune clémence. La pute du Boche va être butée.

Ça me fait du bien d’imaginer le pire. L’imaginer, c’est comme l’empêcher d’exister.


Extrait n°2 – Page 21

« Qu’est-ce que tu fous, toi, à lambiner ? On fait pas une balade de santé. Grouille-toi, l’embochée. » Le cyclope me file un coup de fusil sur les fesses. Je réprime un cri, je serre les mâchoires. Il s’esclaffe. Ce qu’il ne sait pas, c’est que pour moi, embochée, ce n’est pas une injure. Il y a eu un moment, dans ma vie, où je me suis sentie plus allemande que française. Il y a même eu un jour où j’ai vibré en voyant le peuple allemand acclamer son Führer. L’Allemagne allait engendrer un monde nouveau. J’en étais persuadée. Tout ça, c’est vrai. Tout ça, j’y ai cru. Même si c’est loin, maintenant. Je ne suis plus la même. A présent, j’ai trouvé d’autres raisons de vivre.


Extrait n° 3 – Page 60

Les actualités commencent. Cette voix entêtante, faussement joyeuse, qui nous raconte ce qui se trame dans le monde. Et surtout, ces images qui semblent venues d’une autre planète. La préparation des Jeux Olympiques de Berlin.

Des milliers de partisans galvanisés. Des visages éperdus d’amour. Des enfants en uniforme, heureux de marcher au pas. Des gymnastes en costume blanc formant une immense croix gammée humaine. La musique de Wagner. Maman a raison. La France est miteuse et pourrie. L’Allemagne est grande et belle. J’ai les doigts qui me démangent. Autour de nous, des spectateurs sifflent, tapent du pied. Je n’y tiens plus, j’applaudis.


Extrait n°4 – Page 69

-          […] et toi, Simone, tu veux faire quoi ?

Là, je suis prise au dépourvu. A part le bachot, je n’ai jamais formé aucun vœu pour l’avenir. Je donne à Colette la première idée qui me vient.

-          Je veux être libre.

-          Libre ? C’est beau, ça !

-          Je veux pas être comme ma mère ou comme ma sœur. Je veux choisir ma vie.

-          Eh bien ! Tu vois que toi aussi, tu es révolutionnaire ! Je le savais ! A nous deux, on va changer le monde !

Colette rit. Je ris de la voir rire. Comme elle, je veux y croire. Mais au fond, je ne suis pas très sûre de moi.

 

Extrait n°5 – Page 77

C’est étrange pour moi de voir une femme peindre. A Guéry, on nous a parlé de Rembrandt, Vermeer, Monet, Renoir. Une tripotée d’hommes. A croire que les femmes ne savent pas tenir un pinceau. J’en ai fait la remarque à Colette. Elle m’a répondu : « s’il n’y a pas plus de femmes artistes, ce n’est pas parce qu’elles ont moins de talent. C’est ce que les hommes ne nous donnent pas la possibilité de créer ! Mais ça va changer, j’en suis sûre ! « Peut-être a-t-elle raison. Je ne me suis jamais creusé les méninges de cette manière.

 


Extrait n°6 – Page 84

 

Le lendemain, Colette me prend à part et me dit, d’une voix de cérémonie qui ne lui ressemble pas :

-          Simone, on ne peut pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Si tu as un peu de respect pour moi, tu ne peux pas côtoyer ce genre d’élèves.

-          Pourquoi ? On dirait qu’ils t’ont fait la dernière des vacheries.

-          Tu sais ce qu’ils défendent ?

-          Oui, la régénération. Une France nouvelle et fière. Je ne vois pas où est le mal. Ils disent tout haut ce que beaucoup pensent tout bas.

-          Mais Simone, tu ne vois pas qu’ils détestent les Juifs !

-          Pourquoi tu me parles des Juifs ?

-          Simone, tu ne sais pas que je m’appelle Colette Klein, que mon père est juif, que ma mère est juive, que je suis juive ?

-          Colette a les yeux brouillés par les larmes. Je suis tétanisée par son ton, par la teneur de ses propos, par ma propre cécité. Oui, c’est vrai : je n’ai jamais fait le rapprochement entre les Juifs et Colette. Pour moi, les Juifs, c’est une entité abstraite.

-          Mais Colette, tu n’as rien à voir avec tout ça. Ce n’est pas toi qu’ils détestent. Ce sont les Juifs qui viennent d’arriver, ceux qui croient que tout leur est dû et qui volent les richesses de la France. Tu ne crois pas ? Ta famille, elle est là depuis toujours. Elle est française avant d’être juive.

Colette me regarde, incrédule. Elle hausse les épaules. Je sens qu’elle m’échappe. Je sais ce qu’il me reste à faire. Je promets alors à celle qui est mon amie de ne plus jamais revoir cet Antoine et sa bande de copains.

 

Extrait n°7 Page 98

On est toutes dans le même bateau, faut assumer. On a baisé avec des Allemands. C’est vrai. Ça fait pas de nous des criminelles, bordel. Je voudrais le crier, je voudrais qu’un tribunal m’entende. Je sais que c’est trop demander par les temps qui courent. Si je meurs, s’ils me brûlent la cervelle, au moins, j’aurai la conscience sereine. Je n’ai rien à me reprocher. Tout ce que j’ai fait, je le referais, et plutôt deux fois qu’une. J’ai aimé, j’ai été aimée, ma vie peut cesser.

 

Extrait n°8 – Page 118

Brusquement, je suis rattrapée. Par les événements. L’été 39 arrive et le monde tourne plus vite. Les tractations internationales s’emballent. Les journaux parlent de Dantzig, du « problème polonais », du jeu des alliances. J’ai du mal à suivre. J’ai l’impression que des vociférations contradictoires dégueulent de tous les côtés. Avec pour litanie la guerre, l’Allemagne, Hitler. Et encore la guerre.

Je ne veux pas y croire, ce n’est pas possible. Un accord doit être conclu. Ma jeunesse, ils n’ont pas le droit de la foutre en l’air.

 


Extrait n°9 – Page 125

« Tu es vraiment mignonne, Simone ». Cette déclaration, hors de son contexte, aurait constitué le bonheur suprême. Ici et maintenant, elle devient une sentence. A partir de là, mes souvenirs se brouillent. La chambre elle-même devient brumeuse. Je ne fais plus un geste, je suis tétanisée.

 

Extrait n°10 - Page 142

Je savais que cela pouvait arriver. Mais j’ai éludé la possibilité, je l’ai rangée dans un coin de ma tête et je l’ai oubliée. Je suis si jeune, presque une môme. Une môme ne peut pas enfanter. Je n’ai même pas été foutue de voir les symptômes. Pourtant je les ai tous …

[…]

Je me penche sur le rebord de la fenêtre, j’appuie mon abdomen sur le dormant et décolle mes pieds du sol. En bas, le trottoir me fait de l’œil. Moi non plus, j’en ai rien à secouer. Un mioche, ça veut dire que je ne pourrai pas continuer mes études, que je ne pourrai jamais être professeur, que je me condamne toute seule à la même vie que Maman. En pire, même. Car elle, elle est mariée. Moi, je serai fille-mère, la honte suprême. Non, c’est impossible. Je n’en veux pas.

 

Extrait n°11 – Page P 165

Jamais, je ne renoncerai, moi. Je ne serai plus une petite victime, qu’on violente, qu’on injurie et qu’on abandonne. J’irai jusqu’au bout de mes rêves, mon bac, l’allemand, les études, le professorat. Et ma réussite sera ma première vengeance.


Extrait n°12 – Page 195

Au fil des jours, Eva me parle d’elle. Elle dit qu’elle est suisse. Elle dit qu’elle a été mariée à un pilote, mais qu’il est mort au début de la guerre. Parfois, elle se dit divorcée. Parfois aussi, elle arbore une alliance, bien voyante, bien dorée. Eva a plusieurs vies, en fonction de son humeur, et de ce qui peut la servir. Son âge est un secret, elle ne veut pas en parler. Je lui donne peut-être dix ans de plus que moi. Elle est arrivée à Chartres par le jeu du hasard et de ses amours changeantes. Elle dit qu’elle n’aime pas cette ville de petits épiciers coincés, mais qu’elle a des affaires en cours qui l’empêchent de partir.

 

Extrait n°13 – Page 232

La vie n’a pas été clémente avec moi. Je ne rentrerai pas dans les détails, je ne souhaite pas vous importuner. Mais il y a une leçon que j’ai retenue : il ne faut jamais transiger avec ce que la morale des hommes réprouve. On croit bien faire, on croit être habité par des sentiments purs, mais si les hommes ont décidé que vous commettez un forfait, alors vous vous dirigez vers une catastrophe.

 

Extrait n°14 – Page 243

Ce jour-là, je comprends que Madelaine possède la bonté, la vraie bonté, cette faculté de s’oublier pour le bien des autres, un sentiment que je ne pourrai jamais atteindre. Ma sœur m’aime. Elle vient de me le prouver. Elle veut sauver ma réputation.


Extrait n°15 – Page 249

Otto plante ses yeux dans les miens et termine son monologue : « Simone, je n’en peux plus de toute cette horreur.»

Je reste bouche bée, incapable d’aligner trois mots. Tout s’emmêle, les corps des quatre communistes, les remords d’Otto : je m’enfonce en plein marasme. Pour ne pas perdre pied, je réplique :

-          Otto, je ne comprends pas bien. C’étaient des terroristes, non ? Ils vous haïssent, ils seraient prêts à vous trucider, à te trucider. Et puis, à mon avis, s’ils ont été fusillés, c’est qu’ils ont fait pire que de brûler des livres. Tu ne crois pas ?

-          Non, Simone, rien de plus. C’étaient des enfants, Simone. Ils étaient à peine majeurs.

-          Et alors ? L’âge n’est pas une excuse. Ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Regarde, moi aussi, j’ai vingt ans, et je n’ai aucun doute, je connais mon camp.

-          Non, Simone, tu n’as pas tous les éléments. Si tu savais, tu ne resterais pas une minute avec moi. Je te dégoûterais, comme je me dégoûte moi-même.

Les mots se précipitent sur mes lèvres. Mais plus aucun son ne sort. Je commence à comprendre ce qu’il veut dire. Car, plus ça va et plus y en a, des indices, là, sous mes yeux, qui me narguent. J’entrevois des bribes de vérité et ça me fait mal au bide. Je veux pas la voir, cette vérité.

 

Extrait n°16 - Page 380

Peu importe ce qui m’arrivera au bout de cette journée. Je vous plains, vous qui me haïssez sans savoir. Car vous ne connaissez rien de moi.

 

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